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L’Assemblée adopte l’activation à distance des appareils électroniques

Tue, 25 Jul 2023 14:00:35 +0000 - (source)

La semaine dernière, l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice pour les années 2023-2027. Parmi de multiples dispositions, ce texte prévoit l’introduction dans le droit français la possibilité pour la police d’activer des appareils et objets électroniques à distance, que ce soit les fonctionnalités de géolocalisation, des micros ou des caméras.

Nous vous en parlions il y a quelques semaines, après avoir fait un tour au Sénat, le voila désormais voté par l’Assemblée. Ce projet de surveillance, défendu par le gouvernement comme une simple « évolution technologique » des mesures d’enquête, modifie en réalité profondément la nature même d’objets du quotidien pour accéder à l’intimité des personnes. Il transforme des appareils supposées passifs et contrôlés par leurs propriétaires en des auxiliaires de justice pour s’immiscer dans tous les recoins de nos espaces privés. Alors que la police était jusqu’à présent tenue d’une démarche active et matériellement contraignante pour surveiller quelqu’un, ces dispositions du projet de loi sur la justice permettront de transformer un objet tel qu’un smartphone en dispositif de surveillance, en le compromettant.

Sans trop de surprise, les discussions à l’Assemblée n’ont apporté que peu de changement. Pour l’activation à distance des appareils électroniques à des fins de géolocalisation, permettant d’obtenir l’emplacement de leurs propriétaires, les députés de la majorité – réunis avec la droite et l’extrême droite – ont ramené le texte à sa version initiale. Ainsi, cette mesure pourra être mise en œuvre sur des personnes poursuivies pour des délits et crimes punis de 5 ans d’emprisonnement seulement, alors que les sénateurs avaient rehaussé ce seuil à 10 ans. Pour l’activation du micro et de la caméra des objets connectés permettant de filmer ou d’écouter tout ce qui se passe à leurs alentours, aucune modification substantielle n’est à noter. Prévue pour la criminalité et la délinquance organisées, l’application future de cette technique extrêmement intrusive nous fait craindre le pire. Actuellement déjà, un grand nombre d’actions peuvent tomber dans le champ de la délinquance et la « criminalité organisée », comme par exemple la « dégradation en bande organisée » pour laquelle sont poursuivies les militant·es écologistes arrêtées pour avoir participé à l’action contre l’usine Lafarge.

Mais surtout, il est très probable que cette technique de compromission des appareils s’étende ou se banalise d’ici à quelques années. La dernière décennie, qui a bouleversé en profondeur la réglementation pénale et antiterroriste, démontre par l’exemple quel pourrait être le chemin d’une telle généralisation. En effet, les techniques spéciales d’enquête, particulièrement intrusives, étaient historiquement réservées aux enquêtes et affaires les plus graves, données au seul juge d’instruction. Ce n’est que depuis la réforme pénale de 2016 que ces possibilités ont été élargies aux officiers de police judiciaire et aux procureurs dans le cadre d’enquête de flagrance et préliminaire. Avec cette loi, le procureur pouvait alors ordonner des écoutes téléphoniques, des sonorisations de lieux, des poses de balise GPS, de la vidéosurveillance, des captations de données informatiques ou des perquisitions de nuit.

Cette extension était fortement critiquée au regard des pouvoirs inédits donnés au parquet, hiérarchiquement dépendant de l’exécutif. Le journal « Le Monde » parlait à l’époque de « la loi antiterroriste la plus sévère d’Europe » et s’inquiétait, comme nous aujourd’hui, du « glissement régulier des méthodes du renseignement vers l’antiterrorisme, celles de l’antiterrorisme vers le crime organisé, celles du crime organisé vers la délinquance ordinaire » et de conclure « les procédures d’exception finissent par dissoudre le principe même d’un droit commun ».

Ces prédictions se sont révélées exactes puisque dès 2018, le gouvernement a voulu élargir ces possibilités fraîchement données au procureur à l’ensemble des crimes dans le cadre d’une enquête en flagrance ou d’une enquête préliminaire, et non plus à la seule délinquance et à la criminalité en bande organisée. On ne pourrait donner meilleur exemple de fuite en avant sécuritaire, révélant la volonté de s’arroger toujours plus de pouvoirs dont on pouvait pourtant se passer auparavant. Néanmoins, les gardes fous institutionnels ont plutôt fonctionné à ce moment là : le Conseil constitutionnel a censuré cet appétit grandissant de prérogatives de surveillance. Celui-ci a ainsi estimé que la mesure était excessive et que le juge des libertés et de la détention (JLD), désigné pour autoriser et contrôler ces techniques, ne constituait pas une garantie suffisante. Pour le Conseil, puisque le JLD n’a pas accès à l’ensemble des procès-verbaux de l’enquête ni au déroulé des investigations, cela l’empêche d’assurer un contrôle satisfaisant de la nécessité et la proportionnalité des mesures de surveillance. Pourtant, alors que ces limites sont connues, c’est ce même JLD qui a été choisi dans le PJL Justice 2023-2027 pour contrôler les nouvelles techniques d’activation à distance des objets connectés (hors information judiciaire).

Toutefois, rien ne permet de croire à un coup d’arrêt similaire contre ces nouvelles mesures. À l’heure où l’antiterrorisme est mobilisé pour réprimer des militant·es politiques, ce renforcement des pouvoirs policiers ne fait que souligner les dérives autoritaires du gouvernement. Cette volonté de faire tomber les barrières qui empêchent l’État d’accéder à l’intimité des citoyens rejoint aussi l’offensive actuelle contre le chiffrement des conversations, que nous avons documentée à travers l’instruction de l’affaire dite du « 8 décembre ».

Le projet de loi sera prochainement transmis à une commission mixte paritaire qui tranchera les derniers arbitrages. Les équilibres politiques actuels font qu’il n’y a quasiment aucune chance que les parlementaires reculent et fassent retirer ces mesures de surveillance. Pourtant, si ces dernières sont votées, elles offriront une possibilité de contrôle de masse à faible coût et feront basculer le rapport que peuvent avoir les citoyens à la technologie en transformant radicalement la nature des objets qui nous entourent.


En visite aux « nuits de l’AN2V », le lobby de la vidéosurveillance

Tue, 11 Jul 2023 13:51:52 +0000 - (source)

Tribune de Félix Tréguer, membre de La Quadrature du Net, initialement publiée sur le site lundimatin.

Il a fallu débourser 180€ et s’arracher à la torpeur de ce début d’été pour gagner le droit de s’attabler incognito au beau milieu du « milieu » français de la vidéosurveillance policière. L’AN2V, ou association nationale de la vidéoprotection, tenait l’une de ses « nuits de l’AN2V » à Paris le 27 juin dernier. Événement biennal, les « nuits » sont le moment le plus people de cette association de fabricants, de distributeurs, d’intégrateurs, bref de marchands des milliers de caméras de surveillance installées à grands frais dans nos villes et villages.

Ambiance

J’arrive vers 19 heures au musée des arts forains à Paris, à quelques centaines de mètres du ministère de l’Économie. Près de trois cent participants s’amoncellent dans la grande salle à l’entrée. L’ambiance est feutrée, les décors chatoyants et dorés. De vieux jeux de foire sont disposés aux quatre coins de la pièce, avec des animateurs et animatrices censées amuser la galerie. C’est l’heure de l’apéro et le champagne est servi sur des nappes blanches. Neuf individus sur dix sont des hommes, blancs eux-aussi. La quasi-totalité des quelques personnes non-blanches présentes ce soir sont des hôtes et des hôtesses, au vestiaire ou au service. Malheureusement rien de très étonnant dans ce lieu d’entre-soi élitaire.

Intérieur du musée des arts forains rempli de personnes principalement masculines et en costume

Tandis que je m’exfiltre à l’extérieur pour respirer un peu, trois hommes s’assoient non loin de moi. Deux représentants de la société Videtics vendent leur soupe à un homme plus âgé qui semble être un donneur d’ordre : analyse de densité de foule, analyse de trafic et de trajectoire des individus dans l’espace urbain, ils vantent les mérites de leur solution et de l’expérimentation prochaine à Marseille du suivi de foules dans le cadre du consortium Serenity soutenu par BPIfrance. De là, en moins d’un quart d’heure, je vois passer Guillaume Cazenave, PDG de la start-up Two-I, spécialisée dans l’Intelligence Artificielle (IA) appliquée à la vidéosurveillance, mais aussi Élisabeth Sellos-Cartel, chargée de la vidéosurveillance au ministère de l’Intérieur. Quelques jours plus tôt, elle animait une réunion de l’AN2V pour éclairer ses membres quant au travail ministériel sur les futurs décrets d’application de l’article 7 de la loi« Jeux Olympiques » (JO) 2024, qui légalise à titre expérimental l’usage de la vidéosurveillance algorithmique – c’est le gros sujet du moment. De retour à l’intérieur, je vois passer les badges de représentants d’entreprises chinoises comme Hikvision et Dahua, lesquelles se partageraient plus de la moitié du parc français de vidéosurveillance. Des acteurs centraux et pourtant sur la défensive, on le verra. Puis à quelques mètres de là, je vois passer la personnalité politique clé pour l’ensemble du secteur de la vidéosurveillance : Philippe Latombe, ancien cadre au Crédit agricole et depuis 2017 député Modem de Vendée.

Philippe Latombe, député guest-star

Quoique que largement inconnu du grand public, le député Latombe est ce soir la guest-star. Aujourd’hui dans la majorité macroniste, membre de la commission des Lois à l’Assemblée nationale, il s’était présenté aux élections régionales de 2015 sur la liste d’extrême-droite de Debout la France, le parti de Nicolas Dupont-Aignan. Et en tant qu’élu de la majorité en 2021, il n’a pas hésité à propager une fake news sur des supposées « prières de rue musulmanes » à Challans. Pour le reste, il semble s’être employé à bâtir l’image d’un centriste raisonnable et d’ardent défenseur de la vie privée. Il a ainsi voté contre le passe sanitaire en 2020 et cosigné une tribune appelant à un moratoire sur la reconnaissance faciale. Cela a probablement aidé à ce que la présidente de l’Assemblée, Yaël Braun-Privet, le nomme au collège de la CNIL en août 2022.

Son jeu trouble avec l’industrie de la surveillance révèle pourtant son insatiable fascination pour la Technopolice, et le place dans une effarante position de conflit d’intérêt. Il y a quelques mois déjà, lors du salon professionnel ExpoProtection, le lobbyiste Sébastien Garnault, initiateur de la plateforme d’influence CyberTaskForce, le présentait en introduction d’un débat sur la vidéosurveillance comme « un interlocuteur de choix (…), un ardent défenseur de l’excellence française, donc clairement un coéquipier ». Cet hiver, Latombe a joué un rôle clé dans les débats sur l’article 7 de la loi JO 2024. Et il est entre autres choses co-auteur d’un rapport d’information sur « les images de sécurité » publié en avril dernier. Tout en jurant qu’« aucun compromis ne doit être fait concernant la protection des libertés fondamentales », ce rapport appelait à étendre très largement le recours à la vidéosurveillance et à la reconnaissance faciale. C’est de ce document dont l’AN2V a décidé qu’il serait beaucoup question ce soir.

20 heures sonnent. Quelqu’un prend le micro pour demander à ces « messieurs » de passer à table, oubliant les quelques femmes présentes ce soir – la non-mixité masculine est ainsi assumée. Le maître de cérémonie, Dominique Legrand, président de l’AN2V, lobbyiste en chef de la vidéosurveillance à la gouaille insatiable, fait son entrée en scène. À l’aise dans son rôle de MC, il convoque Philippe Latombe sur l’estrade et l’avertit d’emblée : « Ce soir, j’ai envie de vous challenger ». Latombe est prêt, chaud-bouillant même, d’autant plus que, en tant que héraut politique du secteur, il se sait au-dessus de tout reproche. Le petit jeu de questions/réponses qui s’amorce est parti pour durer près de trois longs quarts d’heure. Il va consister pour le lobbyiste à reprendre les recommandations les plus cruciales du rapport parlementaire dont Latombe est co-auteur pour demander à ce dernier de noter, sur une échelle de 0 à 20, la probabilité qu’elles soient bientôt inscrites dans les politiques publiques. Exemple : Va-t-on assister à une refonte totale des « dispositifs de captation d’images dans l’espace public » pour « rationaliser » le cadre juridique fixé par le code de la sécurité intérieure ? 10 sur 20 répond Latombe : « Cela finira par arriver mais il faudra sans doute des années au ministère de l’Intérieur pour conduire ce gros travail légistique ».

Viennent ensuite les recommandations n° 3, 4 et 5 du rapport, puis les n° 8, 9, 11, 14, 15 et 16. Durant l’échange, Dominique Legrand doit s’interrompre une dizaine de fois pour demander le silence : « le bruit de fond est trop important, vous n’écoutez pas ! » C’est que, dans l’auditoire, on sirote le kir le ventre vide et les discussions s’animent. On préfère apparemment laisser Legrand faire son numéro en papotant entre pairs dans une atmosphère détendue, dont il faut bien avouer qu’elle fait un peu mauvais genre. Latombe, beau joueur, ne voudrait surtout pas déranger. Il lâche un « c’est pas grave » et invite à poursuivre.

Recommandation 20 sur l’interopérabilité des systèmes de vidéoprotection et d’IA mis en œuvre dans le cadre de l’expérimentation ouverte par la loi JO. Legrand surjoue la satisfaction : « ça, ça nous convient parfaitement ». Recommandation n° 22 sur des marchés publics réservés aux acteurs français et européens au nom de la souveraineté numérique. Latombe s’enthousiasme : « C’est un sujet qui est en train de prendre partout au sein de l’hémicycle, de la France insoumise au Rassemblement national ». Quant au fait d’avoir co-signé, de façon inédite pour la majorité, un amendement sur ce sujet avec l’extrême droite dans le cadre de la loi JO : « Je l’assume c’est pas un souci ». Chassez le naturel extrême-droitier et il revient au galop. Il faut dire qu’outre le fait que le Rassemblement national aide à faire passer près de la moitié des textes de la majorité macroniste, le souverainisme économique est de bon ton dans un climat de rivalités géopolitiques croissantes. Quoiqu’ils aient eu gain de cause avec l’échec de cet amendement, les représentants des entreprises chinoises présents ce soir doivent trouver ces appels au souverainisme peu ragoutants. Et en même temps, l’incurable dépendance des Français aux technologies de l’Empire du milieu leur paraît sans doute un peu pathétique.

Fabrique de l’acceptabilité sociale de la surveillance

On arrive aux recommandations n° 29, 30 et 31 qui portent sur la reconnaissance faciale et biométrique dans l’espace public, un sujet qui fait l’objet d’une récente proposition de loi de la droite et du centre adoptée au Sénat. Reprochant à ses collègues sénateurs de vouloir aller trop vite en besogne, Latombe détaille la philosophie qui guide son approche, à ses yeux la plus capable de porter ses fruits : la stratégie des petits pas, aussi connue sous le nom de « fable de la grenouille » :

« Avec la reconnaissance faciale, on touche à un tabou absolu, on touche au truc qui fait que ça fait hurler tout le monde. Ce que nous avons proposé dans le rapport, et je pense que c’est la vraie bonne façon de faire les choses : si on y va d’un coup d’un seul, un peu comme les sénateurs veulent le faire, ça va tellement crisper que ça passera pas. Il faut y aller en touchant les choses du bout du doigt et en y allant dans des cas très particuliers et très bien protégés, très bien balisés. C’est pour ça qu’on a proposé avec Philippe Gosselin d’utiliser la reconnaissance faciale en direct, avec le flux live, pour trois cas très particuliers : crise terroriste (il faut retrouver les terroristes, il faut pas qu’on se pose de question pour l’utiliser) ; la finalité « bande organisée » (le braquage de fourgon ou d’une bijouterie avec des gens qui sortent de la bijouterie et sont prêts à tirer sur n’importe qui, il faut savoir où ils sont pour intervenir le plus rapidement possible […]) ; et sur l’alerte-enlèvement ([…] pour récupérer l’enfant le plus vite possible […]). Il s’agit de cas emblématiques pour lesquels nos concitoyens savent bien qu’il y a un risque et qu’il faut mettre en place tous les moyens pour contrer ce risque. Ça serait une faute [de ne pas utiliser la reconnaissance faciale]. Si on a des outils pour le faire, utilisons-les, et après on verra bien si ça marche pas. On verra. »

Legrand fait le mec prudent : « Très bien, ça tombe sous le sens, on comprend bien qu’il faut cadrer tout ça, ça peut pas tourner H24 sur l’ensemble du territoire ». Les businessmen de la vidéosurveillance sont des gens raisonnables, c’est l’un des leitmotivs de la soirée.

On poursuit avec une série de recommandations (n° 32, 33 et 35) portant sur les commissions départementales de vidéoprotection et les comités d’éthique, alibis commodes pour faire croire à l’existence de garde-fous mais tombés en déshérence ces dernières années du fait de leur manque de pouvoir et de leur inutilité. Là encore, le député insiste – et l’AN2V approuve : il faut les relancer, il en va de « l’acceptabilité sociale » de la vidéosurveillance.

Photo de la diapositive de présentation du rapport parlementaire de Philippe Latombe décrivant les recommandations n°32, 34 et 35

« La première idée, explique Latombe, c’est de se dire que pour que ce soit accepté par la population, il faut mettre un certain nombre de garde-fous. C’est la CNIL, c’est des choses comme ça, ou le recours au droit que les personnes peuvent avoir pour accéder à leur images […]. Ça permet de mettre du contrôle citoyen sur les choses sans nuire à l’efficacité. Avec les caméras augmentées, où il y a des biais, le regard citoyen [symbolisé par les comités] permet d’apaiser les craintes, d’être sûr qu’il y a un contrôle citoyen qui permet aux habitants de se tranquilliser […]. C’est pas forcément quelque chose qui coûte très cher, c’est quelque chose qui s’organise et qui doit se réunir au moins une fois par trimestre, de faire un rapport et de challenger les effectifs communal (sic). »

Le patron de l’AN2V écoute avec le regard satisfait du maître à qui l’élève récite une leçon parfaitement apprise. Vient enfin la recommandation 36, qui propose de consacrer la CNIL en tant que « chef de file » de la régulation des systèmes d’IA. C’est alors que le député confirme ce que l’on constate depuis des années : plutôt que le gendarme des données personnelles, la CNIL est désormais une agence dédiée à l’accompagnement de l’innovation.

« Beaucoup de monde voit la CNIL comme un empêcheur de tourner en rond. Pour le voir un peu de l’intérieur depuis l’été dernier, il y a quand même une volonté d’ouverture de la CNIL sur ces sujets. Et d’ailleurs, quand on regarde les différents décrets, et même le texte JO [sur la VSA] et même sur le texte « douanes » sur les LAPI [lecture automatique de plaques d’immatriculation], la CNIL a vraiment ouvert ses chakras, en se disant qu’elle ne pouvait plus être ce gendarme strict et qu’il fallait qu’elle intègre les réalités sociales et technologiques et économiques. Il n’en reste pas moins que dans la loi JO, il a fallu rassurer les citoyens sur le fait que les algorithmes sont expertisés avant d’être déployés. Il y a eu un grand débat au sein du gouvernement sur ce sujet, il a été arbitré par le ministère de l’Intérieur face à Bercy qui voulait absolument que ce soit l’Arcep, réputée plus proche des milieux économiques. Il n’empêche que la CNIL est aujourd’hui en grande mutation sur le sujet [de l’IA…]. Mais on ne peut pas confier ces sujets-là à la CNIL sans lui ouvrir complètement ses chakras, et la meilleure façon d’ouvrir ses chakras, c’est d’abord de renforcer son collège en y mettant peut être un peu moins de juristes issus du Conseil d’État, qui sont majoritaires, en y mettant des personnes qualifiées issues du monde technologique, universitaire, et qui ont un capacité à comprendre ce que sont les technos […] ».

Les membres actuels du collège de la CNIL, qui d’ailleurs incluent déjà des universitaires et spécialistes de l’informatique, apprécieront. Quant au fait que la CNIL soit un « gendarme strict », il s’agit d’une grosse exagération compte tenu du laisser-faire de l’autorité dans de très nombreux dossiers. Mais reconnaissons à Latombe une chose : c’est encore pire depuis quelques mois.

« Comment on fait la bascule »

Quoi qu’enorgueilli de son bilan en tant que relais politique du lobby de la vidéosurveillance, il y a un point sur lequel Philippe Latombe tient à faire son mea culpa : le retard pris dans le calendrier réglementaire dans le déploiement de la vidéosurveillance algorithmique (apparemment, 6 mois de retard sur le calendrier prévu). Les décrets d’application de la loi JO ne sont certes toujours pas parus, mais il en aurait vu passer certains à la CNIL et il assure que tout sera prêt pour septembre. Enfin, conformément au souhait exprimé dans son rapport, une proposition de loi devrait être déposée d’ici la fin d’année avec son collègue Philippe Gosselin (LR) pour donner corps à leurs recommandations. Bref, le député a toutes les raisons d’inviter l’industrie de la surveillance à l’optimisme :

« Sur tous ces sujets, je pense qu’il faut que vous soyez rassurés. L’ensemble des sujets commence à infuser partout. Et pas que simplement dans la sphère politique avec le Sénat et l’Assemblée. Je sens que les élus sur l’ensemble du territoire sont conscients des évolutions technologiques et qu’ils ne peuvent pas rester à l’écart. La vraie question ensuite est de [savoir] comment on fait la bascule. Je pense que la bascule elle se fera pas d’un coup d’un seul parce que si on l’impose par la loi d’un coup d’un seul, on aura des blocages et ça marchera pas. Il faut qu’on arrive à adapter les choses pour que nos concitoyens se rendent compte que ça les aide au quotidien. Et si on y arrive, et si les maires peuvent être là pour aider à pousser ce sujet-là, à ce moment on pourra faire avancer les choses. Mais on voit que c’est un sujet qui porte, on voit que c’est un sujet qui avance partout. Y’en a qui sont plus en avance que d’autres – par exemple les douanes sur les LAPI. Il faudra qu’on revoit la manière dont on peut élargir l’utilisation des drones malgré la réserve du Conseil constitutionnel [qui interdit leur usage par les polices municipales]. Il faut avancer petit bout par petit bout, ça se fera pas en un claquement de doigt, mais on va y arriver. Quant à l’Intelligence Artificielle, c’est une vraie révolution, et il faut que vous l’intégriez sur tous les domaines qui pourront être utilisés ».

Message reçu dans l’assistance. Le patron de l’AN2V est d’accord. Fier même : tout ce petit cirque a montré à ses ouailles qu’il faisait bien son boulot : « il faut apprécier chaque marche engagée, on voit beaucoup de choses avancer », insiste-t-il.

Au confessionnal de l’AN2V

Il est bientôt 21 heures. C’est le moment que l’AN2V a choisi pour nous surprendre. Après avoir remercié Latombe et l’avoir invité à s’asseoir à sa table, Dominique Legrand invite sur scène Alain Chouraqui, directeur de recherche émérite au CNRS et auteur du Vertige identitaire, un ouvrage paru en 2022 et sous-titré : « Tirer les leçons de l’expérience collective  : comment peut basculer une démocratie ? ». Là encore, il sera donc question de bascule.

Intérieur du musée des arts forains rempli de personnes debout

Proche de la LICRA, Alain Chouraqui est aussi président de la Fondation du camp des Milles, la structure qui gère le mémorial de ce camp d’internement situé près de Aix en Provence créé en 1939 pour y détenir des étrangers et des résistants anti-fascistes et qui, a l’été 1942, a servi de camp de déportation des juifs présents en zone non-occupée. On s’interroge : que peut-il bien faire ici ? Dominique Legrand tente de résumer la démarche : « À l’AN2V, on est pas là pour vendre que des caméras comme le disent très souvent ceux qui ne nous aiment pas, on est là pour réfléchir et de temps en temps lever le nez du guidon ». C’est en tout cas l’image qu’il veut donner à travers les nuits de l’AN2V.

Chouraqui commence donc son exposé, parle du travail de mémoire auquel il participe. Le ton de l’orateur est solennel, l’écoute de l’auditoire plus respectueuse. Chouraqui explique notamment que, dans le cadre d’un projet de recherche comparatif, lui et ses collègues politistes et historiens ont proposé un modèle en trois étapes des dérives autoritaires, génocidaires et fascistes. La France en serait aujourd’hui à la deuxième étape. L’espace d’un instant, il a réussi à casser la bonne ambiance. Dans un sac en papier disposé sur chacune des tables, on trouve son livre. Je l’ouvre au hasard et tombe sur la page 71. J’y lis le paragraphe suivant :

« Les ‘‘progrès techniques’’ offrent aux passions humaines une puissance telle qu’il peut en perdre la maîtrise en des ‘‘embardées monstrueuses’’ dont la Shoah est le paradigme puisqu’elle doit son ‘‘efficacité’’ extrême aux outils techniques et bureaucratiques les plus modernes mis au service du pire. Il suffit de se demander ce que les nazis auraient pu faire avec des outils informatiques et des manipulations génétiques. »

Couverture du livre d’Alain Chouraqui

Par politesse, Chouraqui ne livrera ce soir aucune analyse quant au core business des membres de l’AN2V, à savoir la vente d’engins de surveillance qui participent à armer le génocide culturel des Ouïghours en Chine, la colonisation de la Palestine, et tant d’autres atteintes aux droits humains à travers le monde. Mais ce silence un peu hypocrite n’efface pas tout à fait l’incongruité de sa présence à cette soirée. Après son discours, le dîner peut enfin commencer. J’embraye la discussion avec mon voisin de table, dont le métier est, sans surprise, de vendre des caméras de surveillance et les technologies connexes. Il a trouvé l’intervention « passionnante » :

« C’est bien qu’ils l’aient invité, m’explique-t-il. On est des acteurs dans le business et c’est bien de se poser la question de l’impact des techniques qu’on met en place. Est-ce qu’on participe au Big Brother, au Big Data ? Dans un contexte de crise climatique et des migrations qu’il provoque, est-ce que nos instruments ne vont pas participer à faire du tri, à faire des choix dans les individus ? »

Il le dit à sa manière, vaguement inspirée par ce qu’il a retenu du choc des civilisations. Mais on sent que ces questionnements sont sincères. Tout vendeur de vidéosurveillance, pour peu qu’il n’assume pas pleinement ses penchants autoritaires et soit prêt à s’interroger – ce qui n’est certainement pas le cas de chaque personne dans l’assistance ce soir –, doit bien avoir occasionnellement ce genre de cas de conscience. Il sait qu’il flirte non seulement avec l’illégal, mais aussi avec l’amoral, ayant plus ou moins conscience qu’il contribue chaque jour à construire le monde pété que devront habiter ses enfants.

Je reste perplexe face à cet apparent paradoxe : invoquant la caution morale d’un personnage comme Chouraqui, l’AN2V sensibilise ses membres à la dérive autoritaire du pays, ce alors qu’elle est régulièrement pointée du doigt pour sa promotion de la surveillance numérique de l’espace public urbain. Comment l’expliquer ? Outre l’évident capital symbolique engrangé par l’association via la présence de l’intellectuel (« on réfléchit, on lève le nez du guidon »), le spectacle auquel j’ai assisté ce soir invite à faire l’hypothèse suivante : cette séquence sur l’autoritarisme produit la même chose chez les acteurs de la vidéosurveillance (à commencer par Legrand lui-même) que ce que la stratégie des petits pas et des garde-fous inefficaces produit sur la population : une forme de désinhibition vis-à-vis du potentiel totalitaire de cette technologie. Car la leçon d’histoire offerte par Chouraqui aura probablement permis à tout ce petit monde de se rassurer en se disant qu’il reste dans le camp du « Bien », celui de la démocratie, et ainsi de se dissocier de l’image funeste que leur renvoient leurs adversaires « droits-de-l’hommistes » (« ceux qui ne nous aiment pas », comme le résume Legrand de manière presque touchante). Ils peuvent d’autant mieux le faire que ce soir, ni Chouraqui, ni moi, ni personne d’autre n’aura pris la peine d’expliciter le lien entre technologies de surveillance et pratiques autoritaires. Ce lien est dans toutes les têtes et pourtant, il reste à l’état de non-dit.

Au fond, les nuits de l’AN2V sont un peu comme un confessionnal où les acteurs de la Technopolice sont venus ressasser leurs péchés pour mieux laver leur mauvaise conscience, un moment étrange où l’aveu implicite permet d’entretenir le déni. Faute secrètement avouée, à moitié pardonnée. Après ce bref moment de catharsis et de contrition silencieuse, chacun pourra s’en retourner à sa routine consistant à maximiser les profits liés à l’expansion des marchés de la surveillance. Plutôt qu’un paradoxe, et n’en déplaise à Charouqui, le gargarisme de démocratie auquel j’ai assisté ce soir révélerait donc l’un des mécanismes par lesquels les régimes libéraux contemporains « basculent », à savoir la déculpabilisation des élites et la production d’une irresponsabilité collective par la mise en scène des valeurs démocratiques. Des représentants commerciaux aux donneurs d’ordre administratifs en passant par les parlementaires, les hauts-fonctionnaires ou les ministres, nombreux sont ceux qui, en participant à ces événements rituels, se font croire qu’ils croient encore en la démocratie. Peut-être même se convainquent-ils ainsi qu’ils peuvent faire ce qu’ils font, c’est-à-dire déployer des technologies toujours plus sophistiquées de contrôle social, tout en agissant en son nom. Tandis que l’extrême droite s’affirme de manière toujours plus décomplexée, ces processus grâce auxquels les élites libérales gèrent la dissonance cognitive induite par leur complicité objective avec la spirale autoritaire en cours forment l’un des rouages les plus efficaces du fascisme qui vient.


Veesion, la start-up illégale qui surveille les supermarchés 

Tue, 04 Jul 2023 09:53:07 +0000 - (source)

Nous en parlions déjà il y a deux ans : au-delà de la surveillance de nos rues, la surveillance biométrique se déploie aussi dans nos supermarchés pour tenter de détecter les vols en rayons des magasins. À la tête de ce business, la start-up française Veesion dont tout le monde, même le gouvernement, s’accorde sur l’illégalité du logiciel mais qui continue à récolter des fonds et des clients en profitant de la détresse sociale

La surveillance biométrique de l’espace public ne cesse de s’accroître. Dernier exemple en date : la loi sur les Jeux Olympiques de 2024 qui vient légaliser officiellement la surveillance algorithmique dans l’espace public pour certains événements sportifs, récréatifs et culturels (on en parlait ici). En parallèle, des start-up cherchent à se faire de l’argent sur la surveillance d’autres espaces, notamment les supermarchés. L’idée est la suivante : utiliser des algorithmiques de surveillance biométrique sur les caméras déjà déployées pour détecter des vols dans les grandes surfaces et alerter directement les agents de sécurité.

L’une des entreprises les plus en vue sur le sujet, c’est Veesion, une start-up française dont on parlait déjà il y a deux ans (ici) et qui vient de faire l’objet d’un article de Streetpress. L’article vient rappeler ce que LQDN dénonce depuis plusieurs années : le logiciel déjà déployé dans des centaines de magasins est illégal, non seulement selon l’avis de la CNIL, mais aussi, selon nos informations, pour le gouvernement.

Le business illégal de la détresse sociale

Nous avions déjà souligné plusieurs aspects hautement problématiques de l’entreprise. En premier lieu, un billet publié par son créateur, soulignant que la crise économique créée par la pandémie allait provoquer une augmentation des vols, ce qui rendait nécessaire pour les magasins de s’équiper de son logiciel. Ce billet avait été retiré aussitôt notre premier article publié.

D’autres déclarations de Veesion continuent pourtant de soutenir cette idée. Ici, c’est pour rappeler que l’inflation des prix, en particulier sur les prix des aliments, alimenteraient le vol à l’étalage, ce qui rend encore une fois nécessaire l’achat de son logiciel de surveillance. Un business s’affichant donc sans gêne comme fondé sur la détresse sociale.

Au-delà du discours marketing sordide, le dispositif est clairement illégal. Il s’agit bien ici de données biométriques, c’est-à-dire de données personnelles relatives notamment à des caractéristiques « physiques ou « comportementales » (au sens de l’article 4, par. 14 du RGPD) traitées pour « identifier une personne physique de manière unique » (ici, repérer une personne en train de voler à cause de gestes « suspects » afin de l’appréhender individuellement, et pour cela analyser le comportement de l’ensemble des client·es d’un magasin).

Un tel traitement est par principe interdit par l’article 9 du RGPD, et légal seulement de manière exceptionnelle et sous conditions strictes. Aucune de ces conditions n’est applicable au dispositif de Veesion.

La Quadrature du Net n’est d’ailleurs pas la seule à souligner l’illégalité du système. La CNIL le redit clairement (à sa façon) dans l’article de Streetpress quand elle souligne que les caméras de Veesion « devraient être encadrées par un texte » . Or ce texte n’existe pas. Elle avait exprimé le même malaise au Monde il y a quelques mois, quand son directeur technique reconnaissait que cette technologie était dans un « flou juridique  » .

Veesion est d’ailleurs tout à fait au courant de cette illégalité. Cela ressort explicitement de sa réponse à une consultation de la CNIL obtenu par LQDN où Veesion s’alarme de l’interprétation du RGPD par la CNIL qui pourrait menacer « 500 emplois en France  » .

Plus surprenant, le gouvernement a lui aussi reconnu l’illégalité du dispositif. Selon nos informations, dans le cadre d’une réunion avec des professionnels du secteur, une personne représentant le ministère de l’Intérieur a explicitement reconnu que la vidéosurveillance algorithmique dans les supermarchés était interdite.

La Technopolice rapporte toujours autant d’argent

Tout cela ne semble pas gêner l’entreprise. Sur leur site , ils annoncent équiper plus de 2500 commerçants, dans 25 pays. Et selon les informations de Streetpress, les clients en France sont notamment Leclerc, Carrefour, G20, Système U, Biocoop, Kiabi ou encore la Fnac. Des enseignes régulièrement fréquentées donc par plusieurs milliers de personnes chaque jour.

Autre point : les financements affluent. En mars, la start-up a levé plus de 10 millions d’euros auprès de multiples fonds d’investissement. Sur le site Welcome to the Jungle, la start-up annonce plus de 100 salariés et plus de 5 millions de chiffre d’affaires.

La question que cela pose est la même que celle que nous rappelons sur ce type de sujets depuis 3 ans : que fait la CNIL ? Pourquoi n’a-t-elle pas fait la moindre communication explicite sur ce sujet ? Nous avions fait il y a deux ans une demande de documents administratifs à cette dernière, elle nous avait répondu qu’il s’agissait d’un dossier en cours d’analyse et qu’elle ne pouvait donc pas nous transmettre les documents demandés. Rien depuis.

Une telle inaction a des conséquences lourdes : outre la surveillance illégale imposée sur plusieurs milliers de personnes, la CNIL vient ici normaliser le non-respect du RGPD et faciliter la création d’une industrie de la Technopolice en laissant les investissements affluer.

Comment encore considérer la CNIL comme une autorité de « protection » de nos libertés quand la communication qui en émane sur ce sujet est qu’elle veut « fédérer et accompagner les acteurs innovants de l’écosystème IA en France et en Europe » ?

Surveillance illégale, détresse sociale, financement massif… Toutes les Technopolices se ressemblent, qu’elles soient en supermarché ou sur notre espace public. Mais pour une fois que tout le monde est d’accord sur l’illégalité d’une de ses représentantes, espérons que Veesion soit arrêtée au plus vite.


Tribune : « Attachés aux libertés fondamentales dans l’espace numérique, nous défendons le droit au chiffrement de nos communications »

Thu, 15 Jun 2023 14:20:18 +0000 - (source)

Cette tribune a été rédigée suite à la publication de notre article sur la criminalisation des pratiques numériques des inculpé·es de l’affaire du 8 décembre. Cette tribune a été signée par plus de 130 personnes et organisations et publiée hier sur le site du journal Le Monde. La liste complète des signataires est disponible ici.

Chiffrer ses communications est une pratique banale qui permet qu’une correspondance ne soit lue par personne d’autre que son destinataire légitime. Le droit au chiffrement est le prolongement de notre droit à la vie privée, protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit à chacun le « droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».

Toute personne qui souhaite protéger sa vie privée peut chiffrer ses communications. Cela concerne aussi bien des militants, des défenseurs des droits humains, des journalistes, des avocats, des médecins… que de simples parents ou amis. Dans le monde entier, le chiffrement est utilisé pour enquêter sur la corruption, s’organiser contre des régimes autoritaires ou participer à des transformations sociales historiques. Le chiffrement des communications a été popularisé par des applications comme WhatsApp ou Signal.

En 2022, ce sont ainsi plus de deux milliards de personnes qui chiffrent quotidiennement leurs communications pour une raison simple : protéger sa vie privée nous renforce toutes et tous. Pourtant, le droit au chiffrement est actuellement attaqué par les pouvoirs policiers, judiciaires et législatifs en France, mais aussi dans l’Union européenne, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. En tant que société, nous devons choisir. Acceptons-nous un futur dans lequel nos communications privées peuvent être interceptées à tout moment et chaque personne considérée comme suspecte ?

Le chiffrement des communications utilisé comme « preuve » d’un comportement clandestin… donc terroriste

La Quadrature du Net a récemment révélé des informations relatives à l’affaire dite du « 8 décembre » (2020) dans laquelle neuf personnes de l’« ultragauche » – dont l’une avait précédemment rejoint la lutte contre l’organisation Etat islamique aux côtés des combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) – ont été arrêtées par la DGSI et le RAID. Sept ont été mises en examen pour « association de malfaiteurs terroristes », et leur procès est prévu pour octobre 2023. Ces éléments démontrent, de la part de la police française, une volonté sans précédent de criminaliser l’usage des technologies de protection de la vie privée.

Le chiffrement des communications est alors utilisé comme « preuve » d’un comportement clandestin… donc terroriste ! Des pratiques de sécurité numérique parfaitement légales et responsables – dont le chiffrement des communications qui est pourtant soutenu, et recommandé, par de nombreuses institutions, comme les Nations unies, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), l’Agence européenne pour la cybersécurité (Enisa) ou la Commission européenne – sont criminalisées à des fins de mise en scène d’un « groupuscule clandestin » vivant dans « le culte du secret ».

Outre l’usage de messageries chiffrées sont aussi incriminées des pratiques telles que le recours à des services comme Proton Mail pour chiffrer ses e-mails, l’utilisation d’outils permettant de protéger la confidentialité de sa navigation sur Internet (VPN, Tor, Tails), de se protéger contre la surveillance des Gafam, le simple chiffrement d’ordinateurs personnels ou encore l’organisation de formations à la protection numérique (chiffro-fêtes).

Rejet de l’amalgame entre protection des données et terrorisme

Par la criminalisation du chiffrement et de pratiques répandues de sécurité informatique, la police française vise à construire un récit selon lequel les sept personnes mises en examen vivraient « dans la clandestinité ». En l’absence d’un projet terroriste prouvé et avéré, cette prétendue « clandestinité » devient une preuve de l’existence cachée d’un projet inconnu.

Nous, journalistes, activistes, fournisseurs de services tech ou simples citoyens attentifs à la protection des données à l’ère numérique, sommes profondément révoltés de voir qu’un tel amalgame entre la protection basique des données et le terrorisme puisse être alimenté par les services de renseignement et la justice antiterroriste française.

Nous sommes scandalisé·es que des mesures nécessaires à la protection des données personnelles et de la vie privée soient désignées comme des indices d’« actions conspiratives » de personne vivant supposément dans le « culte du secret ».

Nous dénonçons le fait qu’une formation classique et bienveillante au numérique, portant sur Tails, un système d’exploitation grand public développé pour la protection de la vie privée et la lutte contre la censure, puisse constituer un des « faits matériels » caractérisant « la participation à un groupement formé […] en vue de la préparation d’actes de terrorisme ».

Sous prétexte de terrorisme, le système judiciaire français incrimine des pratiques basiques de sécurité. Mais l’exemple français ne représente malheureusement pas l’unique tentative d’affaiblir le droit au chiffrement. A Bruxelles, la Commission européenne a proposé en 2022 le règlement Child Sexual Abuse Regulation (CSAR). Au nom de la lutte contre la pédopornographie, ce texte veut obliger les fournisseurs de messageries chiffrées à donner accès à chacun de nos messages pour les vérifier.

Pour un numérique émancipateur, libre et décentralisé

De nombreuses voix se sont élevées contre cette proposition, parmi lesquelles celles de cent trente organisations internationales. Elles dénoncent notamment l’absence de considération pour la mise en place d’autres moyens qui permettraient de lutter contre ces graves infractions de manière moins liberticide. De récentes fuites ont d’autre part révélé que des pays comme l’Espagne veulent purement et simplement interdire le chiffrement de bout en bout.

En Grande-Bretagne, le projet de loi Online Safety Bill et, aux Etat-Unis, le projet EARN IT s’ajoutent à cette inquiétante guerre contre le chiffrement. Attachés à promouvoir et défendre les libertés fondamentales dans l’espace numérique, nous défendons le droit au chiffrement et continuerons à utiliser et à créer des outils protégeant la vie privée.

Nous refusons que les services de renseignement, les juges ou les fonctionnaires de police puissent criminaliser nos activités au motif qu’elles seraient « suspectes ». Nous continuerons de nous battre pour un numérique émancipateur, libre et décentralisé afin de bâtir une société plus digne pour toutes et tous. Le combat pour le chiffrement est un combat pour un futur juste et équitable.


Affaire du 8 décembre : le chiffrement des communications assimilé à un comportement terroriste

Mon, 05 Jun 2023 07:12:25 +0000 - (source)


Cet article a été rédigé sur la base d’informations relatives à l’affaire dite du “8 décembre”1Pour un résumé de l’affaire du 8 décembre voir notamment les témoignages disponibles dans cet article de la Revue Z, cet article de Lundi matin, les articles des comités de soutien suivants (ici ici et ici) et la page Wikipedia ici. dans laquelle 7 personnes ont été mises en examen pour « association de malfaiteurs terroristes » en décembre 2020. Leur procès est prévu pour octobre 2023. Ce sera le premier procès antiterroriste visant « l’ultragauche » depuis le fiasco de l’affaire Tarnac2L’affaire de Tarnac est un fiasco judiciaire de l’antiterrorisme français. Les inculpé·es ont tous et toutes été relaxé·es après dix années d’instruction. C’est la dernière affaire antiterroriste visant les mouvements de gauche en France..

L’accusation de terrorisme est rejetée avec force par les inculpé·es. Ces dernier·es dénoncent un procès politique, une instruction à charge et une absence de preuves. Ils et elles pointent en particulier des propos decontextualisés et l’utilisation à charge de faits anodins (pratiques sportives, numériques, lectures et musiques écoutées…)3Voir cette lettre ouverte au juge d’instruction, cette lettre de Libre Flot au moment de commencer sa grève de la faim, cette compilation de textes publiés en soutien aux inculpé·es ici, l’émission de Radio Pikez disponible ici et celle-ci de Radio Parleur, un article du Monde Diplomatique d’avril 2021 disponible ici et les articles publiés sur les sites des comités de soutien ici et ici.. De son côté la police reconnaît qu’à la fin de l’instruction – et dix mois de surveillance intensive – aucun « projet précis » n’a été identifié4Voir notamment cet article du monde..

L’État vient d’être condamné pour le maintien à l’isolement du principal inculpé pendant 16 mois et dont il n’a été libéré qu’après une grève de la faim de 37 jours. Une seconde plainte, en attente de jugement, a été déposée contre les fouilles à nu illégales et répétées qu’une inculpée a subies en détention provisoire5Sur les recours déposés par Camille et LibreFlot, voir le communiqué de presse ici. Sur la condamnation de l’État sur le maintien illégal à l’isolement de LibreFlot, voir l’article de Reporterre disponible ici et de Ouest-France disponible ici. Sur ses conditions de vie à l’isolement et sa grève de la faim, voir notamment cette compilation d’écrits de LibreFlot et le témoignage joint au communiqué de presse évoqué ci-avant..

De nombreuses personnalités, médias et collectifs leur ont apporté leur soutien6Voir la tribune de soutien signée plusieurs collectifs et intellectuelles féministes ici, la tribune de soutien du collectif des combattantes et combattants francophones du Rojava ici et la tribune de soutien signée par plusieurs médias et personnalités disponible ici..

C’est dans ce contexte que nous avons été alerté du fait que, parmi les faits reprochés (pour un aperçu global de l’affaire, voir les références en notes de bas de page7Pour un résumé de l’affaire du 8 décembre voir notamment les témoignages disponibles dans cet article de la Revue Z, cet article de Lundi matin, les articles des comités de soutien suivants (ici ici et ici) et la page Wikipedia ici.), les pratiques numériques des inculpé·es, au premier rang desquelles l’utilisation de messageries chiffrées grand public, sont instrumentalisées comme autant de « preuves » d’une soi-disant « clandestinité » qui ne peut s’expliquer que par l’existence d’un projet terroriste.

Nous avons choisi de le dénoncer.


« Tous les membres contactés adoptaient un comportement clandestin, avec une sécurité accrue des moyens de communications (applications cryptées, système d’exploitation Tails, protocole TOR permettant de naviguer de manière anonyme sur internet et wifi public). »

DGSI

« L’ensemble des membres de ce groupe se montraient particulièrement méfiants, ne communiquaient entre eux que par des applications cryptées, en particulier Signal, et procédaient au cryptage de leurs supports informatiques […]. »

Juge d’instruction

Ces deux phrases sont emblématiques de l’attaque menée contre les combats historiques de La Quadrature du Net dans l’affaire du 8 décembre que sont le droit au chiffrement8Pour rappel, aujourd’hui le chiffrement est partout. Sur Internet, il est utilisé de manière transparente pour assurer la confidentialité de nos données médicales, coordonnées bancaires et du contenu des pages que nous consultons. Il protège par ailleurs une part croissante de nos communications à travers l’essor des messageries chiffrées comme WhatsApp ou Signal et équipe la quasi-totalité des ordinateurs et téléphones portables vendus aujourd’hui pour nous protéger en cas de perte ou de vol. des communications9Le droit au chiffrement des communications, et en particulier le chiffrement de bout en bout, c’est-à-dire des systèmes de communications « où seules les personnes qui communiquent peuvent lire les messages échangés » dont l’objectif est de « résister à toute tentative de surveillance ou de falsification », est régulièrement attaqué par les États au motif qu’il favoriserait la radicalisation politique et constituerait un obstacle majeur à la lutte contre le terrorisme. Récemment, on peut citer un article de Nextinpact décrivant l’appel en avril dernier des services de polices internationaux à Meta (Facebook) pour que Messenger n’intègre pas le chiffrement de bout-en-bout et disponible ici, le projet de loi américain EARN IT, les discussions européennes autour du CSAR ou britannique « Online Safety Bill », deux projets qui, par nature, représentent la fin du chiffrement de bout en bout en forçant les fournisseurs de messageries chiffrées à accéder à tout échange pour les vérifier. Une tribune a été publiée le 4 mai dernier, journée de la liberté de la presse, par une quarantaine d’organisations dénonçant ces différents projets. En 2016 et 2017, de nombreuses voix ont réagi aux velléités françaises et allemandes de limiter le chiffrement de bout en bout. À ce sujet, voir notamment cet article de La Quadrature, mais aussi les réponses de l’Agence européenne pour la cybersécurité, de la CNIL et du Conseil National du Numérique ou encore de l’Agence national pour la sécurité des systèmes d’information ici., la lutte contre l’exploitation des données personnelles par les GAFAM10Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft., le droit à l’intimité et la vie privée ainsi que la diffusion et l’appropriation des connaissances en informatique11Parmi les dernières actions de La Quadrature pour le droit au chiffrement et le respect de la vie privée sur Internet, voir notamment notre intervention au Conseil constitutionel contre l’obligation de donner ses codes de déchiffrement en 2018 ici, contre le réglement de censure terroriste adopté en 2021 ici, nos prises de positions suite aux attaques étatiques contre le chiffrement de bout-en-bout en 2016/2017 (ici, ici et ici), ou encore notre plainte collective contre les GAFAM déposée en 2018. Voir aussi nos prises de positions lors du projet de loi Terrorisme en 2014 ici et la loi renseignement en 2015 ici..

Mêlant fantasmes, mauvaise foi et incompétence technique, les éléments qui nous ont été communiqués révèlent qu’un récit policier est construit autour des (bonnes) pratiques numériques des inculpé·es à des fins de mise en scène d’un « groupuscule clandestin » et « conspiratif ».

Voici quelques-unes des habitudes numériques qui sont, dans cette affaire, instrumentalisées comme autant de « preuves » de l’existence d’un projet criminel12La criminalisation des pratiques numériques est discutée dans cet article de CQFD par Camille, une inculpée du 8 décembre.:

– l’utilisation d’applications comme Signal, WhatsApp, Wire, Silence ou ProtonMail pour chiffrer ses communications ;

– le recours à des outils permettant de protéger sa vie privée sur Internet comme un VPN, Tor ou Tails ;

– le fait de se protéger contre l’exploitation de nos données personnelles par les GAFAM via des services comme /e/OS, LineageOS, F-Droid ;

– le chiffrement de supports numériques ;

– l’organisation et la participation à des sessions de formation à l’hygiène numérique ;

– la simple détention de documentation technique.

Alors que le numérique a démultiplié les capacités de surveillance étatiques13La surveillance généralisée via les outils numériques a notamment été révélée par Snowden en 2013). Concernant les enquêtes policières, le discours selon lequel le chiffrement serait un obstacle à leur avancée est pour le moins incomplet. La généralisation du recours au chiffrement ne peut être analysée qu’en prenant en compte le cadre historique de la numérisation de nos sociétés. Cette numérisation s’est accompagnée d’une accumulation phénoménale de données sur chacun·e, et dans une large partie accessibles à la police. Ainsi, le chiffrement ne fait que rétablir un équilibre dans la défense du droit à la vie privée à l’ère numérique. Dans une étude commanditée par le ministère néerlandais de la justice et de la sécurité publiée en 2023 et disponible ici, des policiers expliquent clairement ce point : « Nous avions l’habitude de chercher une aiguille dans une botte de foin et maintenant nous avons une botte de foin d’aiguilles. En d’autres termes, on cherchait des preuves pour une infraction pénale dans le cadre d’une affaire et, aujourd’hui, la police dispose d’un très grand nombre de preuves pour des infractions pénales pour lesquelles des affaires n’ont pas encore été recherchées ». D’autre part, d’autres techniques peuvent être utilisées pour contourner le chiffrement comme l’expliquait l’Observatoire des libertés et du Numérique en 2017 ici et la magistrate Laurence Blisson dans l’article « Petits vices et grandes vertus du chiffrement » publié dans la revue Délibérée en 2019 et disponible ici., nous dénonçons le fait que les technologies qui permettent à chacun·e de rétablir un équilibre politique plus que jamais fragilisé soient associées à un comportement criminel à des fins de scénarisation policière.

Le chiffrement des communications assimilé à un signe de clandestinité

Loin d’être un aspect secondaire de l’affaire, le lien supposé entre pratiques numériques et terrorisme apparaît dans la note de renseignements à l’origine de toute cette affaire.

Dans ce document, par lequel la DGSI demande l’ouverture d’une enquête préliminaire, on peut lire : « Tous les membres contactés adoptaient un comportement clandestin, avec une sécurité accrue des moyens de communications (applications cryptées, système d’exploitation Tails, protocole TOR permettant de naviguer de manière anonyme sur internet et wifi public). »

Cette phrase apparaîtra des dizaines de fois dans le dossier. Écrite par la DGSI, elle sera reprise sans aucun recul par les magistrat·es, au premier titre desquels le juge d’instruction mais aussi les magistrat·es de la chambre de l’instruction et les juges des libertés et de la détention.

Durant la phase d’enquête, l’amalgame entre chiffrement et clandestinité est mobilisé pour justifier le déploiement de moyens de surveillance hautement intrusifs comme la sonorisation de lieux privés. La DGSI les juge nécessaires pour surveiller des « individus méfiants à l’égard du téléphone » qui « utilisent des applications cryptées pour communiquer ».

Après leurs arrestations, les mis·es en examen sont systématiquement questionné·es sur leur utilisation des outils de chiffrement et sommé·es de se justifier : « Utilisez-vous des messageries cryptées (WhatsApp, Signal, Telegram, ProtonMail) ? », « Pour vos données personnelles, utilisez-vous un système de chiffrement ? », « Pourquoi utilisez-vous ce genre d’applications de cryptage et d’anonymisation sur internet ? ». Le lien supposé entre chiffrement et criminalité est clair: « Avez-vous fait des choses illicites par le passé qui nécessitaient d’utiliser ces chiffrements et protections ? », « Cherchez-vous à dissimuler vos activités ou avoir une meilleure sécurité ? ». Au total, on dénombre plus de 150 questions liées aux pratiques numériques.

Et preuve de l’existence d’« actions conspiratives »

À la fin de l’instruction, l’association entre chiffrement et clandestinité est reprise dans les deux principaux documents la clôturant : le réquisitoire du Parquet national antiterroriste (PNAT) et l’ordonnance de renvoi écrite par le juge d’instruction.

Le PNAT consacrera un chapitre entier aux « moyens sécurisés de communication et de navigation » au sein d’une partie intitulée… « Les actions conspiratives ». Sur plus de quatre pages le PNAT fait le bilan des « preuves » de l’utilisation par les inculpé·es de messageries chiffrées et autres mesures de protection de la vie privée. L’application Signal est particulièrement visée.

Citons simplement cette phrase : « Les protagonistes du dossier se caractérisaient tous par leur culte du secret et l’obsession d’une discrétion tant dans leurs échanges, que dans leurs navigations sur internet. L’application cryptée signal était utilisée par l’ensemble des mis en examen, dont certains communiquaient exclusivement [surligné dans le texte] par ce biais. ».

Le juge d’instruction suivra sans sourciller en se livrant à un inventaire exhaustif des outils de chiffrement qu’ont « reconnu » – il utilisera abondamment le champ lexical de l’aveu – utiliser chaque mis·e en examen : « Il reconnaissait devant les enquêteurs utiliser l’application Signal », « X ne contestait pas utiliser l’application cryptée Signal », « Il reconnaissait aussi utiliser les applications Tails et Tor », « Il utilisait le réseau Tor […] permettant d’accéder à des sites illicites ».

Criminalisation des connaissances en informatique

Au-delà du chiffrement des communications, ce sont aussi les connaissances en informatique qui sont incriminées dans cette affaire : elles sont systématiquement assimilées à un facteur de « dangerosité ».

La note de la DGSI, évoquée ci-dessus, précise ainsi que parmi les « profils » des membres du groupe disposant des « compétences nécessaires à la conduite d’actions violentes » se trouve une personne qui posséderait de « solides compétences en informatique et en communications cryptées ». Cette personne et ses proches seront, après son arrestation, longuement interrogé·es à ce sujet.

Alors que ses connaissances s’avéreront finalement éloignées de ce qu’avançait la DGSI – elle n’est ni informaticienne ni versé·e dans l’art de la cryptographie – le juge d’instruction n’hésitera pas à inscrire que cette personne a « installé le système d’exploitation Linux sur ses ordinateurs avec un système de chiffrement ». Soit un simple clic sur « oui » quand cette question lui a été posée lors de l’installation.

La simple détention de documentation informatique est elle aussi retenue comme un élément à charge. Parmi les documents saisis suite aux arrestations, et longuement commentés, se trouvent des notes manuscrites relatives à l’installation d’un système d’exploitation grand public pour mobile dégooglisé (/e/OS) et mentionnant diverses applications de protection de la vie privée (GrapheneOS, LineageOS, Signal, Silence, Jitsi, OnionShare, F-Droid, Tor, RiseupVPN, Orbot, uBlock Origin…).

Dans le procès-verbal où ces documents sont analysés, un·e agent·e de la DGSI écrit que « ces éléments confirment [une] volonté de vivre dans la clandestinité. ». Le PNAT suivra avec la formule suivante : « Ces écrits constituaient un véritable guide permettant d’utiliser son téléphone de manière anonyme, confirmant la volonté de X de s’inscrire dans la clandestinité, de dissimuler ses activités […]. ».

Ailleurs, la DGSI écrira que « […] la présence de documents liés au cryptage des données informatiques ou mobiles [dans un scellé] » matérialisent « une volonté de communiquer par des moyens clandestins. ».

Et de leur transmission

L’incrimination des compétences informatiques se double d’une attaque sur la transmission de ces dernières. Une partie entière du réquisitoire du PNAT, intitulée « La formation aux moyens de communication et de navigation sécurisée », s’attache à criminaliser les formations à l’hygiène numérique, aussi appelées « Chiffrofêtes » ou « Cryptoparties ».

Ces pratiques collectives et répandues – que La Quadrature a souvent organisées ou relayées – contribuent à la diffusion des connaissances sur les enjeux de vie privée, de sécurisation des données personnelles, des logiciels libres et servent à la réappropriation de savoirs informatiques par toutes et tous.

Qu’est-il donc reproché à ce sujet dans cette affaire ? Un atelier de présentation de l’outil Tails, système d’exploitation grand public prisé des journalistes et des défenseurs·ses des libertés publiques. Pour le PNAT c’est lors de cette formation que « X les a dotés de logiciels sécurisés et les a initiés à l’utilisation de moyens de communication et de navigation internet cryptés, afin de leur garantir l’anonymat et l’impunité ». Le lien fait entre droit à la vie privée et impunité, corollaire du fantasme policier d’une transparence totale des citoyen·nes, a le mérite d’être clair.

Le PNAT ajoutera: « X ne se contentait pas d’utiliser ces applications [de protection de la vie privée], il apprenait à ses proches à le faire ». Phrase qui sera reprise, mot pour mot, par le juge d’instruction.

Pire, ce dernier ira jusqu’à retenir cette formation comme un des « faits matériels » caractérisant « la participation à un groupement formé […] en vue de la préparation d’actes de terrorisme », tant pour la personne l’ayant organisé – « en les formant aux moyens de communication et de navigation internet sécurisés » – que pour celles et ceux l’ayant suivi – « en suivant des formations de communication et de navigation internet sécurisés ».

De son côté, la DGSI demandera systématiquement aux proches des mis·es en examen si ces dernier·es leur avaient recommandé l’utilisation d’outils de chiffrement : « Vous ont-ils suggéré de communiquer ensemble par messageries cryptées ? », « C’est lui qui vous a demandé de procéder à l’installation de SIGNAL ? ».

Une réponse inspirera particulièrement le PNAT qui écrira : « Il avait convaincu sa mère d’utiliser des modes de communication non interceptables comme l’application Signal. »

« Êtes-vous anti-GAFA? »

Même la relation à la technologie et en particulier aux GAFAM – contre lesquels nous sommes mobilisés depuis de nombreuses années – est considérée comme un signe de radicalisation. Parmi les questions posées aux mis·es en examen, on peut lire : « Etes-vous anti GAFA ? », « Que pensez-vous des GAFA ? » ou encore « Eprouvez-vous une certaine réserve vis-à-vis des technologies de communication ? ».

Ces questions sont à rapprocher d’une note de la DGSI intitulée « La mouvance ultra gauche » selon laquelle ses « membres » feraient preuve « d’une grand culture du secret […] et une certaine réserve vis-à-vis de la technologie ».

C’est à ce titre que le système d’exploitation pour mobile dégooglisé et grand public /e/OS retient particulièrement l’attention de la DGSI. Un SMS intercepté le mentionnant sera longuement commenté. Le PNAT indiquera à son sujet qu’un·e inculpé·e s’est renseigné·e à propos d’un « nouveau système d’exploitation nommé /e/ […] garantissant à ses utilisateurs une intimité et une confidentialité totale ».

En plus d’être malhonnête – ne pas avoir de services Google n’implique en rien une soi-disante « confidentialité totale » – ce type d’information surprend dans une enquête antiterroriste.

Une instrumentalisation signe d’incompétence technique ?

Comment est-il possible qu’un tel discours ait pu trouver sa place dans un dossier antiterroriste ? Et ce sans qu’aucun des magistrat·es impliqué·es, en premier lieu le juge d’instruction et les juges des libertés et de la détention, ne rappelle que ces pratiques sont parfaitement légales et nécessaires à l’exercice de nos droits fondamentaux ? Les différentes approximations et erreurs dans les analyses techniques laissent penser que le manque de compétences en informatique a sûrement facilité l’adhésion générale à ce récit.

À commencer par celles de la DGSI elle-même, dont les rapports des deux centres d’analyses techniques se contredisent sur… le modèle du téléphone personnel du principal inculpé.

Quant aux notions relatives au fonctionnement de Tor et Tails, bien qu’au centre des accusations de « clandestinité », elles semblent bien vagues.

Un·e agent·e de la DGSI écrira par exemple, semblant confondre les deux : « Thor [sic] permet de se connecter à Internet et d’utiliser des outils réputés de chiffrement de communications et des données. Toutes les données sont stockées dans la mémoire RAM de l’ordinateur et sont donc supprimées à l’extinction de la machine ». Ne serait-ce pas plutôt à Tails que cette personne fait allusion?

Quant au juge d’instruction, il citera des procès verbaux de scellés relatifs à des clés Tails, qui ne fonctionnent pas sur mobile, comme autant de preuves de connaissances relatives à des « techniques complexes pour reconfigurer son téléphone afin de le rendre anonyme ». Il ajoutera par ailleurs, tout comme le PNAT, que Tor permet de « naviguer anonymement sur internet grâce au wifi public » – comme s’il pensait qu’un wifi public était nécessaire à son utilisation.

La DGSI, quant à elle, demandera en garde à vue les « identifiants et mots de passe pour Tor » – qui n’existent pas – et écrira que l’application « Orbot », ou « Orboot » pour le PNAT, serait « un serveur ‘proxy’ TOR qui permet d’anonymiser la connexion à ce réseau ». Ce qui n’a pas de sens. Si Orbot permet bien de rediriger le trafic d’un téléphone via Tor, il ne masque en rien l’utilisation faite de Tor14La connexion à Tor peut être masquée via l’utilisation de pont. Voir ici..

Les renseignements intérieurs confondent aussi Tails avec le logiciel installé sur ce système pour chiffrer les disques durs – appelé LUKS – lorsqu’elle demande: « Utilisez vous le système de cryptage “Tails” ou “Luks” pour vos supports numériques ? ». S’il est vrai que Tails utilise LUKS pour chiffrer les disques durs, Tails est un système d’exploitation – tout comme Ubuntu ou Windows – et non un « système de cryptage ». Mentionnons au passage les nombreuses questions portant sur « les logiciels cryptés (Tor, Tails) ». Si Tor et Tails ont bien recours à des méthodes chiffrement, parler de « logiciel crypté » dans ce contexte n’a pas de sens.

Notons aussi l’utilisation systématique du terme « cryptage », au lieu de « chiffrement ». Si cet abus de langage – tel que qualifié par la DGSI sur son site – est commun, il trahit l’amateurisme ayant conduit à criminaliser les principes fondamentaux de la protection des données personnelles dans cette affaire.

Que dire enfin des remarques récurrentes du juge d’instruction et du PNAT quant au fait que les inculpé·es chiffrent leurs supports numériques et utilisent la messagerie Signal ?

Savent-ils que la quasi-totalité des ordinateurs et téléphones vendus aujourd’hui sont chiffrés par défaut15Pour le chiffrement sur Windows, voir la page Wikipedia de Bitlocker et la documentation de Microsoft. Pour le chiffrement sur Android, voir la documentation officielle et l’article de Wire ici. Pour Apple, voir leur documentation ici.? Les leurs aussi donc – sans quoi cela constituerait d’ailleurs une violation du règlement européen sur la protection des données personnelles16Voir le guide pratique du RGPD publié par la CNIL et disponible ici. Il y est écrit : « Le règlement général sur la protection des données (RGPD) précise que la protection des données personnelles nécessite de prendre les “mesures techniques et organisationnelles appropriées afin de garantir un niveau de sécurité adapté au risque”. Cette exigence s’impose aussi bien au responsable du traitement de données personnelles qu’aux sous-traitants impliqués (article 32 du RGPD) »..

Quant à Signal, accuseraient-ils de clandestinité la Commission Européenne qui a, en 2020, recommandé son utilisation à son personnel17Voir l’article de Politico disponible ici.? Et rangeraient-ils du côté des terroristes le rapporteur des nations Unies qui rappelait en 2015 l’importance du chiffrement pour les droits fondamentaux18Voir le rapport du rapporteur des Nations Unies, David Kaye, sur la protection de la liberté d’expression et d’opinion et disponible ici. Voir aussi les prises de position de l’Agence national pour la sécurité des systèmes d’information ici, de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, et du Conseil National du Numérique ici ou de l’Agence européenne pour la cybersécurité ici, et le document de l’Observatoire des libertés et du numérique signé notamment par la Ligue des droits de l’Homme, le Syndicat de la magistrature, Amnesty International et le Syndicat des avocats de France ici. ? Voire l’ANSSI et la CNIL qui, en plus de recommander le chiffrement des supports numériques osent même… mettre en ligne de la documentation technique pour le faire19Voir le guide de l’hygiène numérique de l’ANSSI préconisant le chiffrement de ses disques durs et disponible ici. Voir aussi la page chiffrement de la CNIL ici et son guide de chiffrement des données ici. ?

En somme, nous ne pouvons que les inviter à se rendre, plutôt que de les criminaliser, aux fameuses « Chiffrofêtes » où les bases des bonnes pratiques numériques leur seront expliquées.

Ou nécessité d’un récit policier ?

Si un tel niveau d’incompétence technique peut permettre de comprendre comment a pu se développer un fantasme autour des pratiques numériques des personnes inculpé·es, cela ne peut expliquer pourquoi elles forment le socle du récit de « clandestinité » de la DGSI.

Or, dès le début de l’enquête, la DGSI détient une quantité d’informations considérables sur les futur·es mis·es en examen. À l’ère numérique, elle réquisitionne les données détenues par les administrations (Caf, Pôle Emploi, Ursaff, Assurance-Maladie…), consulte les fichiers administratifs (permis de conduire, immatriculation, SCA, AGRIPPA), les fichiers de police (notamment le TAJ) et analyse les relevés téléphoniques (fadettes). Des réquisitions sont envoyées à de nombreuses entreprises (Blablacar, Air France, Paypal, Western Union…) et le détail des comptes bancaires est minutieusement analysé20Mentionnons les données détenues par les administrations (Assurance maladie, Pôle emploi, les Caisses d’allocations familiales, les URSSAF, les impôts), les fichiers administratifs (permis de conduire, immatriculation, SCA, AGRIPPA), les fichiers de police (notamment le TAJ), les relevés téléphoniques (fadettes). Les réquisitions effectuées par la DGSI auprès des administrations et des entreprises varient selon les inculpé·es. De manière générale, sont contactés Pôle Emploi, la CAF, l’Assurance Maladie, les banques et les opérateurs de téléphonie..

À ceci s’ajoutent les informations recueillies via les mesures de surveillances ayant été autorisées – comptant parmi les plus intrusives que le droit permette tel la sonorisation de lieux privés, les écoutes téléphoniques, la géolocalisation en temps réel via des balises gps ou le suivi des téléphones, les IMSI catcher – et bien sûr les nombreuses filatures dont font l’objet les « cibles ».

Mais, alors que la moindre interception téléphonique évoquant l’utilisation de Signal, WhatsApp, Silence ou Protonmail fait l’objet d’un procès-verbal – assorti d’un commentaire venant signifier la « volonté de dissimulation » ou les « précautions » témoignant d’un « comportement méfiant » – comment expliquer que la DGSI ne trouve rien de plus sérieux permettant de valider sa thèse parmi la mine d’informations qu’elle détient ?

La DGSI se heurterait-elle aux limites de son amalgame entre pratiques numériques et clandestinité ? Car, de fait, les inculpé·es ont une vie sociale, sont déclarées auprès des administrations sociales, ont des comptes bancaires, une famille, des ami·es, prennent l’avion en leur nom, certain·es travaillent, ont des relations amoureuses…

En somme, les inculpé·es ont une vie « normale » et utilisent Signal. Tout comme les plus de deux milliards d’utilisateurs et utilisatrices de messageries chiffrées dans le monde21En 2020, WhatsApp annonçait compter plus de deux milliards d’utilisateurs et utilisatrices. À ceci s’ajoutent celles et ceux d’autres applications de messageries chiffrées comme Signal, Silence, Wire… Voir cet article du Monde.. Et les membres de la Commission européenne…

Chiffrement et alibi policier

La mise en avant du chiffrement offre un dernier avantage de choix au récit policier. Elle sert d’alibi pour expliquer l’absence de preuves quant à l’existence d’un soi-disant projet terroriste. Le récit policier devient alors : ces preuves existent, mais elles ne peuvent pas être déchiffrées.

Ainsi le juge d’instruction écrira que si les écoutes téléphoniques n’ont fourni que « quelques renseignements utiles », ceci s’explique par « l’usage minimaliste de ces lignes » au profit d’« applications cryptées, en particulier Signal ». Ce faisant, il ignore au passage que les analyses des lignes téléphoniques des personnes inculpées indiquent une utilisation intensive de SMS et d’appels classiques pour la quasi-totalité d’entre elles.

Ce discours est aussi appliqué à l’analyse des scellés numériques dont l’exploitation n’amène pas les preuves tant espérées. Suite aux perquisitions, la DGSI a pourtant accès à tout ou partie de six des sept téléphones personnels des inculp·ées, à cinq comptes Signal, à la majorité des supports numériques saisis ainsi qu’aux comptes mails et réseaux sociaux de quatre des mis·es en examen. Soit en tout et pour tout des centaines de gigaoctets de données personnelles, de conversations, de documents. Des vies entières mises à nu, des intimités violées pour être offertes aux agent·es des services de renseignements.

Mais rien n’y fait. Les magistrat·es s’attacheront à expliquer que le fait que trois inculpé·es refusent de fournir leurs codes de déchiffrement – dont deux ont malgré tout vu leurs téléphones personnels exploités grâce à des techniques avancées – entrave « le déroulement des investigations » et empêche « de caractériser certains faits ». Le PNAT ira jusqu’à regretter que le refus de communiquer les codes de déchiffrement empêche l’exploitation… d’un téléphone cassé et d’un téléphone non chiffré. Après avoir tant dénoncé le complotisme et la « paranoïa » des inculpé·es, ce type de raisonnement laisse perplexe22Cette affaire ne fait par ailleurs que confirmer notre opposition, portée devant le Conseil constitutionel en 2018, à l’obligation de fournir ses codes de déchiffrement et dont nous rappellions récemment l’utilisation massive pour les personnes placées en gardes à vue. En plus d’être particulièrement attentatoire à la vie privée et au droit de ne pas s’auto-incriminer, cette obligation a, dans cette affaire, été utilisée comme un moyen de pression au maintien des mesures de détention provisoire et même mise en avant pour justifier le refus d’accès au dossier d’instruction à un·e des inculpé·es. A ce sujet voir notre article revenant sur l’utilisation de cette mesure lors des gardes à vue ici et notre article présentant la question prioritaire de ponstitutionalité posée par La Quadrature à ce sujet en 2018..

Antiterrorisme, chiffrement et justice préventive

Il n’est pas possible de comprendre l’importance donnée à l’association de pratiques numériques à une soi-disant clandestinité sans prendre en compte le basculement de la lutte antiterroriste « d’une logique répressive à des fins préventives »23Pauline Le Monnier de Gouville, « De la répression à la prévention. Réflexion sur la politique criminelle antiterroriste », Les cahiers de la Justice, 2017. Disponible ici. dont le délit « d’association de malfaiteurs terroristes en vue de » (AMT) est emblématique24Voir l’article de la magistrate Laurence Buisson « Risques et périls de l’association de malfaiteurs terroriste » publié en 2017 dans la revue Délibérée et disponible ici.. Les professeur·es Julie Alix et Oliver Cahn25Julie Alix et Olivier Cahn, « Mutations de l’antiterrorisme et émergence d’un droit répressif de la sécurité nationale », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2017. Disponible ici. évoquent une « métamorphose du système répressif » d’un droit dont l’objectif est devenu de « faire face, non plus à une criminalité, mais à une menace ».

Ce glissement vers une justice préventive « renforce l’importance des éléments recueillis par les services de renseignements »26Pauline Le Monnier de Gouville, « De la répression à la prévention. Réflexion sur la politique criminelle antiterroriste », Les cahiers de la Justice, 2017. Disponible ici. qui se retrouvent peu à peu libres de définir qui représente une menace « selon leurs propres critères de la dangerosité »27Julie Alix et Olivier Cahn, « Mutations de l’antiterrorisme et émergence d’un droit répressif de la sécurité nationale », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2017. Disponible ici..

Remplacer la preuve par le soupçon, c’est donc substituer le récit policier aux faits. Et ouvrir la voie à la criminalisation d’un nombre toujours plus grands de comportements « ineptes, innocents en eux-mêmes »28Intervention devant le Conseil constitutionnel sur le délit d’« Entreprise individuelle terroriste » en 2017. Une rediffusion est disponible ici. pour reprendre les mots de François Sureau. Ce que critiquait déjà, en 1999, la Fédération internationale des droits humains qui écrivait que « n’importe quel type de “preuve”, même insignifiante, se voit accorder une certaine importance »29Fédération Internationale des Droits Humains, Rapport « La porte ouverte à l’arbitraire », 1999. Voir aussi le rapport de Human Rights Watch de 2008 intitulé « La justice court-circuitée. Les lois et procédure antiterroristes en France » et disponible ici. Voir aussi l’entretien dans Lundi matin avec une personne revenant du Rojava, citée ici, revenant sur la criminalisation de la parole..

Et c’est exactement ce qu’il se passe ici. Des habitudes numériques répandues et anodines sont utilisées à charge dans le seul but de créer une atmosphère complotiste supposée trahir des intentions criminelles, aussi mystérieuses soient-elles. Atmosphère dont tout laisse à penser qu’elle est, justement, d’autant plus nécessaire au récit policier que les contours des intentions sont inconnus.

À ce titre, il est particulièrement frappant de constater que, si la clandestinité est ici caractérisée par le fait que les inculpé·es feraient une utilisation « avancée » des outils technologiques, elle était, dans l’affaire Tarnac, caractérisée par le fait… de ne posséder aucun téléphone portable30Voir le rapport de la DCPJ du 15 novembre 2008 et disponible ici et les chapitres « Benjamin R. » et « Mathieu B. », pages 109 et 143 du livre Tarnac, Magasin Général de David Dufresne (édition de poche).. Pile je gagne, face tu perds31Voir notamment l’archive du site des comités de soutien aux inculpé·es de Tarnac ici, une tribune de soutien publiée en 2008 ici et cette interview de Julien Coupat. Voir aussi le livre de David Dufresne Tarnac, Magasin Général..

Toutes et tous terroristes

À l’heure de conclure cet article, l’humeur est bien noire. Comment ne pas être indigné·e par la manière dont sont instrumentalisées les pratiques numériques des inculpé·es dans cette affaire ?

Face au fantasme d’un État exigeant de toute personne une transparence totale au risque de se voir désignée comme « suspecte », nous réaffirmons le droit à la vie privée, à l’intimité et à la protection de nos données personnelles. Le chiffrement est, et restera, un élément essentiel pour nos libertés publiques à l’ère numérique.

Soyons clair: cette affaire est un test pour le ministère de l’intérieur. Quoi de plus pratique que de pouvoir justifier la surveillance et la répression de militant·es parce qu’ils et elles utilisent WhatsApp ou Signal?

Auditionné par le Sénat suite à la répression de Sainte-Soline, Gérald Darmanin implorait ainsi le législateur de changer la loi afin qu’il soit possible de hacker les portables des manifestant·es qui utilisent « Signal, WhatsApp, Telegram » en des termes sans équivoque: « Donnez-nous pour la violence des extrêmes les mêmes moyens que le terrorisme ».

Pour se justifier, il avançait qu’il existe « une paranoia avancée très forte dans les milieux d’ultragauche […] qui utilisent des messageries cryptées » ce qui s’expliquerait par une « culture du clandestin ». Un véritable copier-coller de l’argumentaire policier développé dans l’affaire du 8 décembre. Affaire qu’il citera par ailleurs – au mépris de toute présomption d’innocence – comme l’exemple d’un « attentat déjoué » de « l’ultragauche »32Son audition est disponible ici. Voir à partir de 10:53:50 et 10:55:20 pour les moyens de l’antiterrorisme et à 10:20:19 pour la référence à l’affaire du 8 décembre. Voir aussi sur BFM ici Gérald Darmanin utiliser l’affaire du 8 décembre pour dénoncer la « menace d’ultragauche ». pour appuyer son discours visant à criminaliser les militant·es écologistes.

Voici comment la criminalisation des pratiques numériques s’inscrit dans la stratégie gouvernementale de répression de toute contestation sociale. Défendre le droit au chiffrement, c’est donc s’opposer aux dérives autoritaires d’un pouvoir cherchant à étendre, sans fin, les prérogatives de la lutte « antiterroriste » via la désignation d’un nombre toujours plus grand d’ennemis intérieurs33Voir notamment les livres L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine de Mathieu Rigouste et Répression. L’État face aux contestations politiques de Vanessa Codaccioni..

Après la répression des personnes musulmanes, des « écoterroristes », des « terroristes intellectuels », voici venu la figure des terroristes armé·es de messageries chiffrées. Devant une telle situation, la seule question qui reste semble être : « Et toi, quel·le terroriste es-tu ? ».

References

References
1, 7 Pour un résumé de l’affaire du 8 décembre voir notamment les témoignages disponibles dans cet article de la Revue Z, cet article de Lundi matin, les articles des comités de soutien suivants (ici ici et ici) et la page Wikipedia ici.
2 L’affaire de Tarnac est un fiasco judiciaire de l’antiterrorisme français. Les inculpé·es ont tous et toutes été relaxé·es après dix années d’instruction. C’est la dernière affaire antiterroriste visant les mouvements de gauche en France.
3 Voir cette lettre ouverte au juge d’instruction, cette lettre de Libre Flot au moment de commencer sa grève de la faim, cette compilation de textes publiés en soutien aux inculpé·es ici, l’émission de Radio Pikez disponible ici et celle-ci de Radio Parleur, un article du Monde Diplomatique d’avril 2021 disponible ici et les articles publiés sur les sites des comités de soutien ici et ici.
4 Voir notamment cet article du monde.
5 Sur les recours déposés par Camille et LibreFlot, voir le communiqué de presse ici. Sur la condamnation de l’État sur le maintien illégal à l’isolement de LibreFlot, voir l’article de Reporterre disponible ici et de Ouest-France disponible ici. Sur ses conditions de vie à l’isolement et sa grève de la faim, voir notamment cette compilation d’écrits de LibreFlot et le témoignage joint au communiqué de presse évoqué ci-avant.
6 Voir la tribune de soutien signée plusieurs collectifs et intellectuelles féministes ici, la tribune de soutien du collectif des combattantes et combattants francophones du Rojava ici et la tribune de soutien signée par plusieurs médias et personnalités disponible ici.
8 Pour rappel, aujourd’hui le chiffrement est partout. Sur Internet, il est utilisé de manière transparente pour assurer la confidentialité de nos données médicales, coordonnées bancaires et du contenu des pages que nous consultons. Il protège par ailleurs une part croissante de nos communications à travers l’essor des messageries chiffrées comme WhatsApp ou Signal et équipe la quasi-totalité des ordinateurs et téléphones portables vendus aujourd’hui pour nous protéger en cas de perte ou de vol.
9 Le droit au chiffrement des communications, et en particulier le chiffrement de bout en bout, c’est-à-dire des systèmes de communications « où seules les personnes qui communiquent peuvent lire les messages échangés » dont l’objectif est de « résister à toute tentative de surveillance ou de falsification », est régulièrement attaqué par les États au motif qu’il favoriserait la radicalisation politique et constituerait un obstacle majeur à la lutte contre le terrorisme. Récemment, on peut citer un article de Nextinpact décrivant l’appel en avril dernier des services de polices internationaux à Meta (Facebook) pour que Messenger n’intègre pas le chiffrement de bout-en-bout et disponible ici, le projet de loi américain EARN IT, les discussions européennes autour du CSAR ou britannique « Online Safety Bill », deux projets qui, par nature, représentent la fin du chiffrement de bout en bout en forçant les fournisseurs de messageries chiffrées à accéder à tout échange pour les vérifier. Une tribune a été publiée le 4 mai dernier, journée de la liberté de la presse, par une quarantaine d’organisations dénonçant ces différents projets. En 2016 et 2017, de nombreuses voix ont réagi aux velléités françaises et allemandes de limiter le chiffrement de bout en bout. À ce sujet, voir notamment cet article de La Quadrature, mais aussi les réponses de l’Agence européenne pour la cybersécurité, de la CNIL et du Conseil National du Numérique ou encore de l’Agence national pour la sécurité des systèmes d’information ici.
10 Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.
11 Parmi les dernières actions de La Quadrature pour le droit au chiffrement et le respect de la vie privée sur Internet, voir notamment notre intervention au Conseil constitutionel contre l’obligation de donner ses codes de déchiffrement en 2018 ici, contre le réglement de censure terroriste adopté en 2021 ici, nos prises de positions suite aux attaques étatiques contre le chiffrement de bout-en-bout en 2016/2017 (ici, ici et ici), ou encore notre plainte collective contre les GAFAM déposée en 2018. Voir aussi nos prises de positions lors du projet de loi Terrorisme en 2014 ici et la loi renseignement en 2015 ici.
12 La criminalisation des pratiques numériques est discutée dans cet article de CQFD par Camille, une inculpée du 8 décembre.
13 La surveillance généralisée via les outils numériques a notamment été révélée par Snowden en 2013). Concernant les enquêtes policières, le discours selon lequel le chiffrement serait un obstacle à leur avancée est pour le moins incomplet. La généralisation du recours au chiffrement ne peut être analysée qu’en prenant en compte le cadre historique de la numérisation de nos sociétés. Cette numérisation s’est accompagnée d’une accumulation phénoménale de données sur chacun·e, et dans une large partie accessibles à la police. Ainsi, le chiffrement ne fait que rétablir un équilibre dans la défense du droit à la vie privée à l’ère numérique. Dans une étude commanditée par le ministère néerlandais de la justice et de la sécurité publiée en 2023 et disponible ici, des policiers expliquent clairement ce point : « Nous avions l’habitude de chercher une aiguille dans une botte de foin et maintenant nous avons une botte de foin d’aiguilles. En d’autres termes, on cherchait des preuves pour une infraction pénale dans le cadre d’une affaire et, aujourd’hui, la police dispose d’un très grand nombre de preuves pour des infractions pénales pour lesquelles des affaires n’ont pas encore été recherchées ». D’autre part, d’autres techniques peuvent être utilisées pour contourner le chiffrement comme l’expliquait l’Observatoire des libertés et du Numérique en 2017 ici et la magistrate Laurence Blisson dans l’article « Petits vices et grandes vertus du chiffrement » publié dans la revue Délibérée en 2019 et disponible ici.
14 La connexion à Tor peut être masquée via l’utilisation de pont. Voir ici.
15 Pour le chiffrement sur Windows, voir la page Wikipedia de Bitlocker et la documentation de Microsoft. Pour le chiffrement sur Android, voir la documentation officielle et l’article de Wire ici. Pour Apple, voir leur documentation ici.
16 Voir le guide pratique du RGPD publié par la CNIL et disponible ici. Il y est écrit : « Le règlement général sur la protection des données (RGPD) précise que la protection des données personnelles nécessite de prendre les “mesures techniques et organisationnelles appropriées afin de garantir un niveau de sécurité adapté au risque”. Cette exigence s’impose aussi bien au responsable du traitement de données personnelles qu’aux sous-traitants impliqués (article 32 du RGPD) ».
17 Voir l’article de Politico disponible ici.
18 Voir le rapport du rapporteur des Nations Unies, David Kaye, sur la protection de la liberté d’expression et d’opinion et disponible ici. Voir aussi les prises de position de l’Agence national pour la sécurité des systèmes d’information ici, de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, et du Conseil National du Numérique ici ou de l’Agence européenne pour la cybersécurité ici, et le document de l’Observatoire des libertés et du numérique signé notamment par la Ligue des droits de l’Homme, le Syndicat de la magistrature, Amnesty International et le Syndicat des avocats de France ici.
19 Voir le guide de l’hygiène numérique de l’ANSSI préconisant le chiffrement de ses disques durs et disponible ici. Voir aussi la page chiffrement de la CNIL ici et son guide de chiffrement des données ici.
20 Mentionnons les données détenues par les administrations (Assurance maladie, Pôle emploi, les Caisses d’allocations familiales, les URSSAF, les impôts), les fichiers administratifs (permis de conduire, immatriculation, SCA, AGRIPPA), les fichiers de police (notamment le TAJ), les relevés téléphoniques (fadettes). Les réquisitions effectuées par la DGSI auprès des administrations et des entreprises varient selon les inculpé·es. De manière générale, sont contactés Pôle Emploi, la CAF, l’Assurance Maladie, les banques et les opérateurs de téléphonie.
21 En 2020, WhatsApp annonçait compter plus de deux milliards d’utilisateurs et utilisatrices. À ceci s’ajoutent celles et ceux d’autres applications de messageries chiffrées comme Signal, Silence, Wire… Voir cet article du Monde.
22 Cette affaire ne fait par ailleurs que confirmer notre opposition, portée devant le Conseil constitutionel en 2018, à l’obligation de fournir ses codes de déchiffrement et dont nous rappellions récemment l’utilisation massive pour les personnes placées en gardes à vue. En plus d’être particulièrement attentatoire à la vie privée et au droit de ne pas s’auto-incriminer, cette obligation a, dans cette affaire, été utilisée comme un moyen de pression au maintien des mesures de détention provisoire et même mise en avant pour justifier le refus d’accès au dossier d’instruction à un·e des inculpé·es. A ce sujet voir notre article revenant sur l’utilisation de cette mesure lors des gardes à vue ici et notre article présentant la question prioritaire de ponstitutionalité posée par La Quadrature à ce sujet en 2018.
23, 26 Pauline Le Monnier de Gouville, « De la répression à la prévention. Réflexion sur la politique criminelle antiterroriste », Les cahiers de la Justice, 2017. Disponible ici.
24 Voir l’article de la magistrate Laurence Buisson « Risques et périls de l’association de malfaiteurs terroriste » publié en 2017 dans la revue Délibérée et disponible ici.
25, 27 Julie Alix et Olivier Cahn, « Mutations de l’antiterrorisme et émergence d’un droit répressif de la sécurité nationale », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2017. Disponible ici.
28 Intervention devant le Conseil constitutionnel sur le délit d’« Entreprise individuelle terroriste » en 2017. Une rediffusion est disponible ici.
29 Fédération Internationale des Droits Humains, Rapport « La porte ouverte à l’arbitraire », 1999. Voir aussi le rapport de Human Rights Watch de 2008 intitulé « La justice court-circuitée. Les lois et procédure antiterroristes en France » et disponible ici. Voir aussi l’entretien dans Lundi matin avec une personne revenant du Rojava, citée ici, revenant sur la criminalisation de la parole.
30 Voir le rapport de la DCPJ du 15 novembre 2008 et disponible ici et les chapitres « Benjamin R. » et « Mathieu B. », pages 109 et 143 du livre Tarnac, Magasin Général de David Dufresne (édition de poche).
31 Voir notamment l’archive du site des comités de soutien aux inculpé·es de Tarnac ici, une tribune de soutien publiée en 2008 ici et cette interview de Julien Coupat. Voir aussi le livre de David Dufresne Tarnac, Magasin Général.
32 Son audition est disponible ici. Voir à partir de 10:53:50 et 10:55:20 pour les moyens de l’antiterrorisme et à 10:20:19 pour la référence à l’affaire du 8 décembre. Voir aussi sur BFM ici Gérald Darmanin utiliser l’affaire du 8 décembre pour dénoncer la « menace d’ultragauche ».
33 Voir notamment les livres L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine de Mathieu Rigouste et Répression. L’État face aux contestations politiques de Vanessa Codaccioni.

Transformer les objets connectés en mouchards : la surenchère sécuritaire du gouvernement

Wed, 31 May 2023 13:38:28 +0000 - (source)

Communiqué de l’Observatoire des Libertés et du Numérique, 31 mai 2023


Le projet de loi « Orientation et programmation du ministère de la Justice 2023-2027 » a commencé à être discuté au Sénat, et son article 3 fait déjà polémique. À raison.

Au milieu de dispositions qui visent à entériner pêle-mêle les interventions à distance des médecins en cas de prolongation de la garde à vue et des interprètes dès le début de la garde à vue, ou l’extension des possibilités des perquisitions de nuit à des crimes de droit commun, est créé un nouvel outil d’enquête permettant d’activer, à distance, les appareils électroniques d’une personne à son insu pour obtenir sa géolocalisation en temps réel ou capter des images et des sons. Art. 3 points 12° et 13° et 17° à 19°.

En clair, il s’agira par exemple pour les enquêteurs judiciaires de géolocaliser une voiture en temps réel à partir de son système informatique, d’écouter et enregistrer tout ce qui se dit autour du micro d’un téléphone même sans appel en cours, ou encore d’activer la caméra d’un ordinateur pour filmer ce qui est dans le champ de l’objectif, même si elle n’est pas allumée par son propriétaire. Techniquement, les policiers exploiteront les failles de sécurité de ces appareils (notamment, s’ils ne sont pas mis à jour en y accédant, ou à distance) pour installer un logiciel qui permet d’en prendre le contrôle et transformer vos outils, ceux de vos proches ou de différents lieux en mouchards.

Pour justifier ces atteintes graves à l’intimité, le Ministère de la Justice invoque la « crainte d’attirer l’attention des délinquants faisant l’objet d’enquête pour des faits de criminalité organisée, de révéler la stratégie établie ou tout simplement parce qu’elle exposerait la vie des agents chargés de cette mission » en installant les outils d’enquête. En somme, il serait trop risqué ou compliqué pour les agents d’installer des micros et des balises « physiques » donc autant se servir de tous les objets connectés puisqu’ils existent. Pourtant, ce prétendu risque n’est appuyé par aucune information sérieuse ou exemple précis. Surtout, il faut avoir en tête que le piratage d’appareils continuera de passer beaucoup par un accès physique à ceux-ci (plus simple techniquement) et donc les agents encourront toujours ce prétendu risque lié au terrain. De plus, les limites matérielles contingentes à l’installation d’un dispositif constituent un garde-fou nécessaire contre des dérives d’atteintes massives à la vie privée.

La mesure prévue par l’article 3 est particulièrement problématique pour les téléphones portables et les ordinateurs tant leur place dans nos vies est conséquente. Mais le danger ne s’arrête pas là puisque son périmètre concerne en réalité tous les « appareils électroniques », c’est-à-dire tous les objets numériques disposant d’un micro, d’une caméra ou de capteurs de localisations. Cette mesure d’enquête pourrait ainsi permettre de :

Si ce texte était définitivement adopté, cela démultiplierait dangereusement les possibilités d’intrusion policière, en transformant tous nos outils informatiques en potentiels espions.

Il est, à cet égard, particulièrement inquiétant de voir consacrer le droit pour l’Etat d’utiliser les failles de sécurité des logiciels ou matériels utilisés plutôt que de s’attacher à les protéger en informant de l’existence de ces failles pour y apporter des remèdes.

Les services de police et de renseignement disposent pourtant déjà d’outils extrêmement intrusifs : installation de mouchards dans les domiciles ou les voitures (balise GPS, caméras de vidéosurveillance, micro de sonorisation), extraction des informations d’un ordinateur ou d’un téléphone par exemple et mise en oeuvre d’enregistreurs d’écran ou de frappes de clavier (keylogger). Ces possibilités très larges, particulièrement attentatoires à la vie privée, sont déjà détournées et utilisées pour surveiller des militant·es comme (dans la lutte du Carnet, dans l’opposition aux mégabassines, dans les lieux militants de Dijon, ou dans les photocopieuses de lieu anarchistes, etc.)

Alors que les révélations sur l’espionnage des téléphones par Pegasus continuent de faire scandale et que les possibilités des logiciels espions ont été condamnées par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, le ministère de la Justice y voit a contrario un exemple à suivre. Il tente de légitimer ces dispositifs en assurant que seuls le crime organisé et le terrorisme seront visés via ces « techniques spéciales d’enquête ».

Si le projet de loi renvoie effectivement à des infractions considérées comme graves, cela n’est pas de nature à apaiser les inquiétudes légitimes. En effet, ces mêmes infractions graves ont déjà été utilisées pour poursuivre des actions militantes, que ce soit à l’encontre de personnes solidaires avec les migrants accusées d’aide à l’entrée de personnes en bande organisée, de militants écologistes, encore qualifiés récemment d’ « écoterroristes » ou encore de militants contre l’enfouissement de déchets nucléaires à Bure. Plus généralement, le spectre des infractions visées peut aussi dépasser l’imaginaire de la « grande criminalité », y sont inclus notamment : la production et la vente de stupéfiant quelque soit l’échelle, le proxénétisme dont la définition très large peut inclure la seule aide à une personne travailleuse du sexe, les vols en bande organisée…

Concernant la technique de géolocalisation des objets connectés, le spectre est encore plus large puisque l’activation à distance pourra concerner toutes les personnes suspectées d’avoir commis un délit puni de cinq années de prison, ce qui – en raison de l’inflation pénale des lois successives – peut aller par exemple du simple recel, à la transmission d’un faux document à une administration publique, ou le téléchargement sans droit de documents d’un système informatique.

Surtout, l’histoire nous a démontré qu’il existait en la matière un « effet cliquet » : une fois qu’un texte ou une expérimentation sécuritaire est adopté, il n’y a jamais de retour en arrière. À l’inverse, la création d’une mesure intrusive sert généralement de base aux extensions sécuritaires futures, en les légitimant par sa seule existence. Un exemple fréquent est d’étendre progressivement des dispositions initialement votées pour la répression d’un crime choquant à d’autres délits. Le fichage génétique (FNAEG) a ainsi été adopté à l’encontre des seuls auteurs d’infractions sexuelles, pour s’étendre à quasiment l’ensemble des délits : aujourd’hui, 10% de la population française de plus de 20 ans est directement fichée et plus d’un tiers indirectement.

Permettre de prendre le contrôle de tous les outils numériques à des fins d’espionnage policier ouvre la voie à des risques d’abus ou d’usages massifs extrêmement graves.

Au regard de la place croissante des outils numériques dans nos vies, accepter le principe même qu’ils soient transformés en auxiliaires de police sans que l’on ne soit au courant pose un problème grave dans nos sociétés. Il s’agit d’un pas de plus vers une dérive totalitaire qui s’accompagne au demeurant d’un risque élevé d’autocensure pour toutes les personnes qui auront – de plus en plus légitimement – peur d’être enregistrées par un assistant vocal, que leurs trajets soient pistés, et même que la police puisse accéder aux enregistrements de leurs vies – par exemple si elles ont le malheur de passer nues devant la caméra de leur téléphone ou de leur ordinateur.

Pour toutes ces raisons, l’article 3 de la LOPJ suscite de graves inquiétudes quant à l’atteinte aux droits et libertés fondamentales (droit à la sûreté, droit à la vie privée, au secret des correspondances, droit d’aller et venir librement). C’est pourquoi nous appelons l’ensemble des parlementaires à oeuvrer pour la suppression de ces dispositions de ce projet de loi et à faire rempart contre cette dérive sécuritaire.

Organisations membres de l’OLN signataires : Le CECIL, Creis-Terminal, Globenet, La Ligue des Droits de l’Homme, La Quadrature du Net, Le Syndicat des Avocats de France, Le Syndicat de la Magistrature.



Drones : qui fera atterrir le ministère de l’Intérieur ?

Tue, 23 May 2023 07:50:34 +0000 - (source)

Mardi dernier, nous avons participé à une audience au Conseil d’État pour demander la suspension du décret autorisant la police nationale à déployer des drones sur le territoire. La décision devrait être rendue dans quelques jours. D’un côté, associations et syndicats dénonçant une nouvelle dérive de surveillance et de militarisation de l’espace public ; de l’autre, un ministère de l’intérieur méprisant ouvertement les principes élémentaires des droits fondamentaux. Épaulé par le contexte sécuritaire, ce dernier se permet même de clamer tout haut ses fantasmes sécuritaires, entre dispositifs de marquage invisible et pilotes de drones à moto.

Nous en parlions ici : l’année dernière, après plusieurs revers pour le gouvernement, celui-ci a réussi à faire voter par le Parlement un texte légalisant l’usage des drones par la police nationale et la gendarmerie. En avril dernier, un décret – attendu depuis longtemps – a été publié par le ministère de l’intérieur. Il permet aux préfets de prendre des arrêtés pour autoriser la police à utiliser des drones pour des missions de surveillance.

Depuis la publication de ce décret, il est rare que quelques jours se passent sans qu’un arrêté vienne prévoir un nouveau déploiement. Manifestations, frontières, rodéos urbains, événements culturels, … Le Monde dénombrait la semaine dernière plus d’une cinquantaine d’usages en à peine un mois. Les drones ne sont d’ailleurs pas les seuls à être autorisés, la police peut également utiliser des caméras fixées sur des hélicoptères – on parle de « boules optroniques », capables d’identifier des individus à plus de 2km.

Pour contrer cette vague sécuritaire d’une rare intensité (parmi d’autres), les associations et organisations syndicales mènent une bataille sur le terrain, en procédures d’urgence directement contre les arrêtés devant les tribunaux administratifs, avec quelques succès mais beaucoup de défaites. En complément, c’est pour lutter en amont contre ce déploiement que l’Association de Défense des Libertés Constitutionnelles (Adelico) a attaqué directement le décret d’autorisation des drones en demandant la suspension en référé (c’est-à-dire une procédure d’urgence) de ce texte, en attendant une décision sur le fond pour son annulation. La Quadrature du Net est intervenue au soutien de cette procédure.

Des dispositifs de surveillance ni nécessaires ni proportionnés

L’audience dans cette affaire s’est déroulée mardi dernier. Comme toute audience de référé, les débats oraux se sont déroulés avec, d’un côté, une représentante du ministère de l’Intérieur (en l’occurence, la directrice des libertés publiques au ministère), et de l’autre les associations et syndicats parties ou intervenants au recours (c’est-à-dire l’Adelico, le Syndicat des avocats de France, le Syndicat de la magistrature et La Quadrature du Net). Entre les deux, le juge des référés, un conseiller d’État, qui décidera seul s’il convient oui ou non de suspendre le texte.

Pendant près de trois heures, les associations ont répété leurs inquiétudes sur la nouvelle atteinte que représente la surveillance par drones : une surveillance mobile, invisible, en capacité de surveiller d’un seul regard plusieurs centaines de milliers de personnes. L’intervention (une requête et une réplique) de LQDN se concentrait sur le principe de nécessité et de proportionnalité, au sens du droit de l’UE (ce même droit, pourtant protecteur dans le domaine de la surveillance, que le Conseil d’État refusait d’appliquer en 2021 en matière de surveillance d’Internet).

Le principe que nous invoquions pour démontrer l’illégalité de ce décret se résume en un mot : le ministère ne démontre à aucun moment la nécessité d’utiliser des drones pour remplir ses missions de protection de l’ordre public, en particulier par rapport à l’armada d’agents, de caméras et de véhicules qu’il a déjà à terre. Pire, les drones étant en capacité de récupérer des données sensibles (comme des opinions politiques lors de la surveillance de manifestations, même si les drones traitent d’autres types de données sensibles dans les autres contextes d’utilisation), le ministère doit prouver la nécessité absolue d’utiliser ce dispositif – ce qu’il ne fait à aucun moment.

Ces principes ont beau être inscrits explicitement dans le droit français et européen (et renforcés par des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne), la représentante du ministère les a balayé d’un revers de main pendant l’audience.

Le ministère clame haut et fort son mépris des droits fondamentaux

Monopolisant la parole et coupant celle des représentant.es des associations, la représentante du ministère de l’intérieur s’est contentée d’affirmer que cet outil leur était désormais bien utile car la police était devenue une « cible » qui « excite les manifestants ». Les débats ont ainsi révélé que l’objectif du ministère n’était pas seulement de protéger la population ou de suppléer à un manque d’effectif mais, particulièrement pendant les manifestations, de protéger la police des manifestant·es.

Le ministère a refusé toute considération sur les libertés, considérant qu’il s’agissait d’une innovation technologique sans gravité particulière par rapport à la vidéosurveillance, nécessaire par rapport au risque terroriste, et qu’on avait heureusement évolué par rapport « aux épées du Moyen-Âge ». Un tel raisonnement passe-partout lui permettra de justifier de toute invention technologique, peu importe les finalités et les conséquences sur nos libertés.

Autre point : le décret reconnaît que les drones pourront filmer l’intérieur des domiciles (ainsi que les entrées ou terrasses ou jardins). Alors qu’il s’agissait auparavant d’une limite infranchissable dans la surveillance, le ministère soutient au contraire qu’il se donne quarante-huit heures pour conserver ces images et les transmettre, si besoin, à l’autorité judiciaire.

Notons que ce mépris du ministère pour le droit n’est pas nouveau. Cela fait plus de 3 ans que nous menons des contentieux contre l’usage des drones par la police, et cela fait plus de 3 ans que le ministère enchaîne les contre-vérités et les approximations devant les juridictions. Il aura fallu deux décisions du Conseil d’État en 2020 et une sanction de la CNIL début 2021 pour les forcer à s’arrêter une première fois – avant que la loi ne vienne les légaliser. Et encore, déjà à l’époque le ministère de l’intérieur ne montrait que du mépris envers les institutions qui le contraignaient : en mai 2020, il inventait une doctrine d’emploi pour tenter d’échapper à la sanction ; à l’été 2020, la préfecture de police de Paris sortait de son chapeau un dispositif de floutage désactivable à souhait ; en 2021, la CNIL justifiait la sanction (décision la plus forte que la CNIL peut prendre) du ministère de l’intérieur par le fait que ce dernier avait annoncé qu’il ne respecterait pas une éventuelle mise en demeure ou avertissement.

La surveillance de l’espace public en surchauffe

Cette surchauffe se fait sur deux lignes parallèles. L’une d’entre elle concerne la multiplication et l’extension des moyens de captation. Caméras de vidéosurveillance fixes, caméras-piétons, caméras sur les véhicules, caméras dans les halls d’immeubles, hélicoptères de surveillance, drones de surveillance. Depuis 1995, cette extension est exponentielle. De l’autre côté, c’est l’utilisation des images captées qui est démultipliée : mutualisation des flux, vidéosurveillance augmentée, reconnaissance faciale

Il devient d’ailleurs difficile de tenir le compte des lois et règlements sur le sujet, entre loi Sécurité Globale en 2021, loi Responsabilité pénale et sécurité intérieure et loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur en 2022, loi Jeux olympiques en 2023, et on en oublie sûrement. Le Sénat prépare d’ailleurs déjà la prochaine étape, avec une proposition de loi sur la surveillance biométrique. Le ministère de l’intérieur a par ailleurs annoncé à l’audience qu’un décret encadrant l’usage des drones en police judiciaire (soit pour la recherche d’auteurs d’infractions) était dans les tiroirs.

Toujours plus inquiétant : les préfets et le ministère ne se satisfont déjà plus des drones. Dans les échanges lors de l’audience ou pendant la procédure écrite (comme l’a soulevé Mediapart), le ministère fait déjà part de ses velléités pour le futur : drones équipés de lampes puissantes, pilotes de drones à moto, et drones équipés de dispositifs de produits de marquage codés (spray ou billes tirées à partir de fusils à air comprimé permettant de marquer certains individus lors de manifestations). Où s’arrêtera le ministère de l’Intérieur ?

Nous espérons que le Conseil d’État mettra un coup d’arrêt à cette intensification sans précédent de la surveillance de l’espace public.


EN GAV, t’es fiché·e – ÉPISODE 2 : les empreintes

Fri, 12 May 2023 09:42:00 +0000 - (source)

Après avoir dressé le bilan des évolutions juridiques concernant l’accès aux téléphones en garde à vue, nous revenons dans ce nouveau volet sur l’inscription généralisée des personnes arrêtées au fichier automatisé des empreintes digitales – ou FAED.

La prise d’empreintes relève d’un vieux et sombre rêve de la fin du XIXe siècle de classification, catégorisation et identification de la population criminelle d’après ses caractéristiques physiques. À l’époque du bertillonnage – du nom du criminologue qui a créé l’anthropométrie judiciaire -, les empreintes étaient relevées sur fiches cartonnées. Désormais, les justiciables se voient prendre leurs empreintes digitales et palmaires sur scanner, de gré ou de force.

Que dit la loi ?

Les empreintes digitales et palmaires font systématiquement l’objet d’un relevé signalétique par les policiers lors d’une garde à vue (GAV), puisque, en application de l’article 55-1 du code de procédure pénale, il suffit d’être suspecté d’un délit ou d’un crime pour y avoir droit. Dans ce cadre, la prise de la photographie fait également partie de la signalétique et est versée au fichier des antécédents judiciaires (TAJ) qui sert actuellement de tremplin à la reconnaissance faciale en France. Ce sera l’objet d’un prochain article.

Au 1er janvier 2020, 6,7 millions de personnes étaient enregistrées au FAED. Mais la police nationale annonce détenir seulement 6,5 millions de profils à la fin de l’année 2022. Peut-on croire les chiffres de la police et imaginer qu’un nettoyage des fichiers ait été effectué ? Difficile à imaginer : en septembre 2021, la CNIL sanctionnait le ministère de l’Intérieur après avoir constaté que des données non prévues par la loi y étaient conservées et que l’obligation d’effacement des données en cas d’absence de poursuites était peu respectée, tout comme la durée de conservation des données, qui excédait les limites légales.

De plus, une nouvelle disposition législative a certainement contribué à gonfler les chiffres : la loi du 24 janvier 2022, dite « sécurité intérieure », a en effet introduit la possibilité, en cas de refus de la personne gardée à vue, et s’il s’agit de l’unique moyen de l’identifier, de prendre ses empreintes sans son consentement, ou autrement dit, de force. Cette prise forcée d’empreintes concerne à la fois les adultes et les mineur·es (article 55-1 alinéa 5 du code de procédure pénale et article L413-17 du code de justice pénale des mineurs). Le Conseil constitutionnel a récemment précisé les conditions de cette prise forcée des empreintes dans sa décision n° 2022-1034 QPC du 10 février 2023.

Pour être légale, elle doit remplir l’ensemble de ces conditions : que la personne concernée soit suspectée d’avoir commis un délit puni d’au moins trois ans d’emprisonnement (cinq pour les mineurs), qu’aucun autre moyen ne permette de justifier de l’identité de la personne, avoir l’autorisation écrite du Procureur de la République, que l’avocat·e soit présent, et que la contrainte soit strictement nécessaire et proportionnée (en tenant compte, théoriquement, de la vulnérabilité de la personne ainsi que de la situation particulière du ou de la mineur·e). Aussi, le Conseil constitutionnel a finalement exclu l’audition libre1L’ audition libre est un régime plus léger que la garde à vue pour entendre une personne suspectée d’avoir commis une infraction. Celle-ci ne doit pas avoir été emmenée sous la contrainte, et peut quitter les lieux à tout instant. du champ des situations où la prise d’empreintes de force est autorisée, ne laissant cette opération possible « que » pendant les gardes à vue. La prise d’empreintes a enfin été modifiée par la LOPMI qui a discrètement donné une base juridique à la comparaison, au moment de leur inscription, des empreintes et des photographies avec les fichiers existants (pratique qui avait déjà cours). Pour rappel, ces données biométriques sont ensuite conservées au FAED entre 15 à 25 ans selon l’infraction (pour laquelle, à ce stade, la personne n’a même pas été encore jugée).

La France condamnée par la CEDH

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a considéré en 2013, dans l’arrêt M.K. contre France, que cette durée de conservation des empreintes digitales par l’État français était excessive et constituait une violation du droit au respect de la vie privée, alors même que la personne était uniquement suspectée d’avoir commis un délit et n’avait pas été condamnée. Cependant, les possibilités effectives de consultation, de rectification et d’effacement de ces données au FAED sont traditionnellement considérées comme des garanties suffisantes.

Malgré cette condamnation, cela n’a pas empêché la France de continuer son fichage massif des empreintes digitales. En 2019, elle a reconnu elle-même dans une déclaration publique la violation de l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (droit à la vie privée) à l’occasion de la collecte des empreintes et de l’ADN de plusieurs personnes condamnées au pénal pour refus d’inscription au FAED ou à son fichier équivalent pour l’ADN, le FNAEG, alors que ces personnes avaient saisi la CEDH. Mais cette déclaration unilatérale, assortie d’indemnisations, a opportunément et malgré la volonté des requérant·es, mis fin aux recours devant la Cour européenne, qui ne jugera donc jamais cette affaire.

Un récent arrêt d’une autre Cour européenne, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), pourrait mettre des bâtons dans les roues des politiques de fichage en France. Cette décision du 26 janvier 2023 porte sur le système bulgare de prise d’empreintes en garde à vue. Et le jugement de la Cour est très intéressant : il réaffirme que la collecte systématique de données biométriques est contraire au droit de l’Union, auquel la France est soumise.

En pratique : des violences au service du fichage

Cette nouvelle législation inquiétante sur la prise d’empreintes de force a, sans surprise, occasionné des dérives majeures. Dès les premiers mois après son entrée en vigueur, on pouvait lire le témoignage glaçant d’une personne frappée et tasée en garde à vue. Plus récemment, c’est notamment au cours des très nombreux placements en garde à vue dans le cadre des protestations contre la réforme des retraites que cette pratique a refait surface. Ainsi, la bâtonnière du barreau de Rennes, Catherine Glon, a suspendu les désignations d’avocat·es d’office pour ces procédures, refusant que la présence de l’avocat·e, nécessaire pour la prise d’empreintes sous contrainte, ne serve de caution à une disposition « profondément attentatoire aux libertés individuelles et à la vie privée ». La bâtonnière a été soutenue sans réserve par la conférence des bâtonnier·es qui a dénoncé le recours systématique à ce fichage forcé.

Dans les commissariats, la menace du recours à la force est couramment employée à l’encontre des personnes gardées à vue afin de leur faire accepter le fichage au FAED, y compris pour les personnes qui portent sur elles des papiers d’identité et sont donc censées échapper à la contrainte.

Mais au-delà des menaces et des intimidations, des violences physiques ont également été constatées, particulièrement à Paris. Hanna Rajbenbach, membre elle aussi du collectif d’avocat·es à l’origine du dépôt d’une centaine de plaintes concernant les GAV arbitraires en atteste : « Il y a des violences tout à fait illégitimes exercées : des personnes ont été par exemples tasées ou se sont retrouvées la tête écrasée au sol en vue de procéder au relevé de leurs empreintes digitales.» D’autres témoignages de manifestant·es à ce sujet ont été rapportés par RadioParleur dans une émission du 6 mars dernier. Ces violences font actuellement l’objet d’une saisine auprès du Défenseur des Droits, à l’initiative de plusieurs avocat·es qui pointent la responsabilité du parquet. Ainsi l’État est prêt à brutaliser, à taser et à faire usage de ce qui est somme toute une forme de torture sur des personnes en garde à vue pour s’assurer que celles-ci seront fichées.

Des procédures d’effacement existent : en cas de non-lieu, relaxe ou classement sans suite, cet effacement est en principe acquis (et doit d’ailleurs, en théorie, être effectué d’office par le responsable de traitement). Il est envisageable de le demander dans d’autres cas. La demande d’accès aux données s’effectue auprès du ministère de l’Intérieur et la demande de suppression auprès du procureur de la République. Si besoin, le guide « La folle volonté de tout contrôler » produit par la caisse de solidarité de Lyon propose des lettres types pour accompagner les demandes d’effacement (mise à jour à venir !).

Dans les tribunaux, les réquisitions des procureur·es ne s’embarrassent en tout cas souvent pas de pédagogie quant aux finalités de ce fichage systématique : au-delà des dispositions légales contraignantes, inscrire des personnes aux fichiers se justifie « par la nécessité d’alimentation du fichier ». CQFD.

References

References
1 L’ audition libre est un régime plus léger que la garde à vue pour entendre une personne suspectée d’avoir commis une infraction. Celle-ci ne doit pas avoir été emmenée sous la contrainte, et peut quitter les lieux à tout instant.

Tout le monde déteste les drones

Wed, 10 May 2023 12:37:01 +0000 - (source)

Un an après la légalisation des drones par la loi de « sécurité Intérieure », le gouvernement a publié le 19 avril dernier le décret tant attendu par la police pour faire décoller ses appareils. Aux côtés d’autres associations, nous attaquons ce texte devant le Conseil d’État afin de dénoncer les atteintes aux libertés que portent en eux les drones et continuer de marteler le refus de ces dispositifs qui nourrissent un projet de surveillance de masse toujours plus décomplexé.

Une longue bataille

Rappelez vous, c’était pendant le confinement, en 2020. Les polices de France déployaient alors dans le ciel des drones pour contrôler les rues et ordonner aux personnes de rentrer chez elles. Avec la Ligue des droits de l’Homme, nous nous lancions dans un recours devant le Conseil d’État, qui a abouti à leur interdiction à Paris. Si cet épisode a marqué le début de la visibilité des drones aux yeux de tous·tes, ces engins de surveillance étaient en réalité loin d’être nouveaux. On en observait dès 2007 pour surveiller les banlieues, aux frontières mais aussi dès 2016 en manifestation, notamment dans la contestation contre la loi Travail. Provenant de l’industrie militaire en recherche de débouchés pour rentabiliser ses recherches 1Voir Cities under siege -The new military urbanism, Stephen Graham, accessible ici, les drones se sont petit à petit installés dans les pratiques policières, à coup d’appels d’offres astronomiques et de batailles juridiques.

En effet, les velléités répétées et affichées des autorités pour utiliser ces drones ont été entravées par un certain nombre d’embûches. Malgré la décision du Conseil d’État, la préfecture de police de Paris a continué ostensiblement à les déployer en manifestation au cours de l’année 2020. Pourtant, il n’existait aucun cadre juridique à ce moment-là, ce qui signifiait que toute captation d’images par ces drones était illégale. Nous sommes alors retourné contester leur légalité et avons obtenu une nouvelle victoire, suivie d’une sanction de la CNIL auprès du ministère de l’Intérieur.

Dans une impasse, le gouvernement a choisi la sortie facile : faire adopter une loi qui donnerait un cadre légal aux drones. En toute logique, il a choisi pour cela la loi Sécurité globale, proposition de loi issue de la majorité LaREM à l’objectif assumé de généralisation de la surveillance de l’espace public. Mais au moment où le gouvernement allait arriver à ses fins, le Conseil constitutionnel a mis un nouvel obstacle sur sa route en censurant l’article sur les drones, estimant le cadre trop large et les garanties trop minces. Ce n’est donc qu’après avoir revu sa copie que le gouvernement a finalement réussi à obtenir leur autorisation au travers de la loi « responsabilité pénale et sécurité intérieure », adoptée fin 2021 et dont nous parlions ici. Le nouveau chapitre qu’il crée dans le code de la sécurité intérieure autorise la police à recourir aux drones pour un éventail très large de situations : manifestations et rassemblements jugés comme « susceptibles d’entraîner des troubles graves à l’ordre public », aux abords de lieux ou bâtiments « particulièrement exposés à des risques de commission de certaines infractions » ou encore dans les transports ou aux frontières.

Un déploiement qui ne s’est pas fait attendre

Le décret d’application récemment publié était donc attendu depuis l’année dernière, en ce qu’il précise les conditions d’utilisation et lance ainsi formellement le top départ de la surveillance volante (ou « aéroportée » comme on dit dans le jargon militaro-policier). Dans le cadre d’une procédure de référé (c’est-à-dire une procédure d’urgence), l’Association de Défense des Libertés Constitutionnelles (ADELICO) a attaqué ce texte pour dénoncer la violation des droits qu’entraîne cette surveillance. Nous nous sommes joint·es à cette affaire en déposant vendredi dernier un mémoire en intervention, afin de compléter les arguments de l’ADELICO en soulevant également la violation du droit de l’Union européenne qu’entraîne l’utilisation disproportionnée de ces dispositifs (vous pouvez le lire ici).

Car ce décret ne fait qu’aggraver le cadre général extrêmement permissif des drones. En effet, la loi laisse les mains libres à la police pour décider elle-même quels évènements doivent être surveillés, avec en première ligne les manifestations. Ainsi, il revient au préfet de justifier seul de la nécessité de l’utilisation des drones et, dans le cadre de rassemblements, de démontrer notamment qu’il est « susceptible d’entraîner des troubles graves à l’ordre public » pour avoir recours à cette surveillance. Or, nous l’avons observé de près ces dernières semaines, l’inventivité des préfets est sans borne dès qu’il s’agit de construire des récits et de présupposer des risques à la sécurité afin d’interdire des manifestations ou des casseroles. Néanmoins, un premier recours victorieux a réussi à les clouer au sol à Rouen le 5 mai, le tribunal administratif jugeant leur emploi non nécessaire.La perspective de devoir systématiquement, à chaque fois qu’on voudra manifester, déposer un recours contre les arrêtés préfectoraux d’interdiction, a quelque chose d’épuisant et de décourageant par avance qui avantage évidemment la position du pouvoir et de l’ordre policier.

Empêcher la banalisation

L’arrivée des drones dans l’arsenal policier a de quoi inquiéter : ce dispositif de surveillance ultime, qui se déplace, suit et traque, arrive dans un contexte de très importante répression des mouvements sociaux. Les premières utilisations qui ont suivi la publication du décret démontrent la volonté des préfets de les utiliser à tout va et de les installer dans l’imaginaire collectif. Que ce soit à Mayotte, aux rassemblements des Soulèvements de la Terre dans le Tarn ou à Rouen, lors des manifestations du 1er mai ou pour la finale de la Coupe de France, dès que la foule se rassemble, les drones devraient être là pour surveiller. De façon attendue, ces drones seront également utilisés en priorité dans les quartiers populaires, comme à Nice où la préfecture a annoncé y avoir recours pour « lutter contre le trafic de drogues » avant que l’on apprenne dans dans l’arrêté concerné que cela serait pour une durée de trois mois ! Cette même préfecture des Alpes-Maritimes s’est également empressé de les faire autoriser pour surveiller la frontière franco-italienne. Comme pour les caméras et leurs algorithmes, le but est d’alimenter la croyance que la sécurité passera par la surveillance, sans chercher une quelconque solution alternative qui ne serait pas répressive.

De plus, le décret prévoit que les images captées par drone pourront être conservées sept jours notamment pour être utilisées lors d’enquêtes judiciaires. Nous craignons qu’à partir de ce moment-là les interdictions de recoupements avec des fichiers, prévues uniquement pour la police administrative, ne s’appliquent plus. Ces flux vidéo pourraient alors être utilisés pour faire de l’identification de personnes, notamment à travers le fichier TAJ qui permet aujourd’hui aux policiers d’avoir recours massivement à la reconnaissance faciale, en moyenne, 1600 fois par jours.

L’arrivée des drones s’inscrit dans une logique délibérée de banalisation toujours plus importante de la surveillance de l’espace public, un mois après l’adoption de la loi JO. Si l’opposition contre ces dispositifs est heureusement bien présente, ce nouveau texte affaiblit considérablement le niveau de protection des libertés. Leur défense est ainsi laissée aux associations et militant·es qui devront, pour chaque autorisation préfectorale, contester en urgence leur caractère abusif et infondé devant un juge.

L’audience de cette affaire aura lieu le 16 mai et nous espérons que le Conseil d’État prendra au sérieux les arguments avancés par les associations, à l’heure où la France a troqué sa place de pays défenseur des droits humains pour celle de leader européen de la surveillance.

Nous vous tiendrons au courant de la décision et de la suite combat contre les drones. Et si vous voulez nous aider dans cette lutte, n’hésitez pas à faire un don si vous le pouvez !

Mise à jour du 12 mai 2023 : en réponse à la défense du ministre de l’intérieur, nous venons d’envoyer un mémoire en réplique que vous trouverez ici.

References

References
1 Voir Cities under siege -The new military urbanism, Stephen Graham, accessible ici

En GAV, t’es fiché·e !

Fri, 28 Apr 2023 10:41:05 +0000 - (source)

ÉPISODE 1 : le smartphone

Le mouvement contre la réforme des retraites, qui n’en finit pas de ne pas finir, s’est heurté au maintien de l’ordre « à la française». Violences policières et placements massifs de personnes en garde à vue (GAV) ont suscité les inquiétudes du Conseil de l’ordre du barreau de Paris, de la Défenseure des Droits, et ont entrainé le dépôt d’une centaine de plaintes par un collectif d’avocat·es parisien·nes. Sans parler des inquiétudes internationales quant au respect du droit de manifester en France.

Un nombre croissant de personnes font l’expérience de la garde à vue et de son corollaire: la collecte massive d’un certain nombre de données personnelles. Code de téléphone, ADN, photographie et empreintes : un passage en GAV laisse des traces difficiles à effacer. Alors que le ministère de l’intérieur compte investir dans des capteurs nomades biométriques qui permettront, en vue des JO 2024, le relevé de photos et d’empreintes « en bord de route », nous revenons dans une série d’articles sur le fichage galopant en France, son cadre juridique et les pratiques policières en la matière, qui se développent parfois en toute illégalité.

Cet article, le premier de la série, revient sur les données collectées en GAV par la police sur nos téléphones portables.

Les témoignages de personnes placées en garde à vue relatent que, quasi systématiquement, la police exige la divulgation du code de déverrouillage de téléphone, sous peine d’être sanctionné·e ou de se voir confisquer son appareil. Pourtant, ce n’est pas ce que prévoit la loi, qui a connu plusieurs interprétations et est le plus souvent instrumentalisée pour faire pression sur les personnes arrêtées.

Que dit la loi ?

Les dispositions légales qui entourent la demande du code de déverrouillage d’un téléphone proviennent initialement de lois assez anciennes, adoptées dans la foulée du 11 septembre 20011loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne et prévues principalement dans le cadre de l’anti-terrorisme.

À l’origine, ce texte avait pour esprit de pénaliser le fait de ne pas remettre le mot de passe d’un appareil susceptible d’avoir facilité la commission d’un crime ou délit. On est alors dans les années 2000 et on parle de « convention secrète de déchiffrement » et de « moyen de cryptologie ». Le texte prévoit aussi une peine alourdie si la remise de cette clé aurait pu permettre d’éviter la commission dudit délit. Un petit air de Jack Bauer dans 24H Chrono : tous les moyens doivent être mis en œuvre pour récupérer des informations qui permettraient d’éviter un drame. La garde des Sceaux de l’époque précisait d’ailleurs que ce dispositif s’inscrivait dans la « lutte contre l’usage frauduleux de moyens de cryptologie qui interviennent dans la commission d’infractions particulièrement graves liées, on l’a vu, à des actes de terrorisme ou de grande criminalité ». 2Marylise Lebranchu, Sénat, séance du 17 octobre 2001, citée dans le commentaire autorisé de la décision du Conseil constitutionnel sur ces dispositions..

Alors que ces dispositions légales n’étaient quasiment pas mobilisées par les procureurs, elles sont remises au goût du jour en 2016 par la loi qui succède aux attentats de novembre 2015 en France et renforce la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme (loi n° 2016-731 du 3 juin 2016). C’est cette loi qui permet aujourd’hui à un officier de police judiciaire (OPJ) de solliciter le code de déverrouillage d’un téléphone lors d’une garde à vue. Elle pénalise donc le refus de remettre « la convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie » lorsqu’un appareil est « susceptible d’avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit » (434-15-2 du code pénal).

La loi de 2016 ne fait en réalité qu’aggraver la peine pour non remise d’une convention de chiffrement, mais ne se prononce pas sur le périmètres des délits concernés. C’est d’ailleurs bien ce qui a permis aux parquets de détourner ce dispositif, présenté au départ pour la lutte contre le terrorisme, et de l’utiliser dans tout un tas de situations. En pratique, l’existence d’un simple « groupement en vue de la préparation » d’un délit, infraction introduite en 2010, punie d’un an de prison et très fréquemment utilisée pour justifier l’arrestation de manifestant·es, suffit désormais à ce que la police puisse demander à accéder au téléphone en GAV.

Ainsi, suivant un schéma désormais tristement connu, le champ des procédures d’exception justifiées par la lutte contre le terrorisme s’élargit et finit par concerner une grande partie de la population. On se souvient ainsi de la loi SILT de 2017 qui était venue intégrer certaines dispositions de l’état d’urgence dans le droit antiterroriste : perquisitions administratives, mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS), fermeture de lieux de culte et instauration de périmètres de protection… Mais l’atteinte aux droits et libertés fondamentales inhérente à l’antiterrorisme a vite fait de s’étendre à d’autres situations: c’est sur cette notion de « périmètre de protection » que se basent actuellement de nombreux arrêtés préfectoraux pour interdire les manifestations à l’occasion de la visite d’un ministre ou du président.

L’état actuel de la loi aboutit donc à ce que presque n’importe qui, retenu en garde à vue, puisse se voir demander le code de son téléphone dès lors qu’existe le soupçon d’un lien potentiel entre cet appareil et une éventuelle commission d’infraction. Et si la personne refuse, elle commet une nouvelle infraction qui permet de la poursuivre indépendamment des premiers faits délictueux qui lui étaient reprochés.

Une jurisprudence défavorable

Ces différents textes ont donné lieu à plusieurs interprétations par les juges. Mais la jurisprudence n’a pas davantage protégé les droits des personnes et certaines décisions ont, au contraire, donné un nouveau tour de vis sécuritaire à la possibilité d’accéder au contenu des téléphones.

En 2018, le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) et La Quadrature était intervenue au soutien dans cette affaire. Nous avions défendu la nécessaire censure de cette obligation de livrer ses clefs de chiffrement, au motif notamment que cette mesure est attentatoire au droit fondamental de chacun·e à ne pas s’auto-incriminer et au droit à la vie privée.

En vain, puisque le Conseil constitutionnel a considéré que le droit au silence et le droit ne pas s’auto-incriminer n’entraient pas en contradiction avec la pénalisation du refus de communiquer son code. Le tour de passe-passe du Conseil constitutionnel consistait à dire que le droit à ne pas s’auto-incriminer ne pouvait être atteint puisque les données étaient déjà entre les mains de la police au moment où la convention secrète de chiffrement est exigée, même si la police ne détenait qu’une forme illisible – car chiffrée – des données.

Quant à la définition de l’« autorité judiciaire » censée requérir la remise du code, la Cour de cassation a décidé en mars 2021 qu’un simple officier de police judiciaire était habilité, sous le contrôle du procureur, à le faire.3Pour mémoire, un OPJ est habilité à différents actes de procédure et d’enquête et décide notamment du placement en garde à vue : il se distingue en ce sens d’un agent de police judiciaire (APJ), qui lui n’a pas le droit de vous demander votre code de téléphone. Ce sont les OPJ qui mènent les gardes à vue, en relation avec le procureur et sous son autorité, leur qualité est notamment visible sur les procès verbaux des différents actes de la procédure. Concernant le code de téléphone, une simple réquisition de l’OPJ semble donc suffire d’après la Cour de cassation. Cette même Cour avait par contre estimé que le juge aurait dû vérifier que le téléphone du prévenu était bien équipé d’un moyen de cryptologie.

Un flou subsistait également quant à l’interprétation retenue par les tribunaux de ce qui constitue une « convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie » : le code de déverrouillage d’un téléphone est-il réellement concerné par ces dispositions ? En effet, techniquement, le code de téléphone n’opère pas une mise en clair de données qui seraient chiffrées au préalable mais permet juste un accès au téléphone et à son contenu, qui peut n’avoir jamais été chiffré. Saisie de cette question, la Cour de cassation a rendu le 7 novembre 2022 une décision clairement défavorable en considérant qu’« une convention de déchiffrement s’entend de tout moyen logiciel ou de toute autre information permettant la mise au clair d’une donnée transformée par un moyen de cryptologie, que ce soit à l’occasion de son stockage ou de sa transmission ». Cette conception extensive empiète nécessairement sur le droit des personnes à la protection de leurs données personnelles.

Plusieurs cas de figure n’ont à notre connaissance pas encore été tranchés : qu’en est-il d’un oubli de code dans les conditions stressantes de la GAV ou d’une défaillance du système d’exploitation ?

Un espoir au niveau européen?

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est actuellement saisie d’une affaire concernant l’accès au téléphone d’une personne placée en garde à vue4Affaire C-548/21, Bezirkshauptmannschaft Landeck. Cette affaire concerne une tentative d’exploitation d’un téléphone sans l’accord de son détenteur. La CJUE doit donc dire si l’atteinte au droit à la vie privée et à la protection des données personnelles (droits fondamentaux respectivement protégés par les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne) est proportionnelle à l’objectif poursuivi.

Malheureusement, l’avocat général, magistrat chargé de proposer à la Cour une décision, a estimé qu’un tel accès au téléphone devrait être relativement large et ne devrait pas être restreint aux faits de criminalité grave. La CJUE n’est pas obligée de suivre les conclusions de son avocat général, mais si elle le faisait elle mettrait gravement à mal les droits fondamentaux, en autorisant l’exploitation des téléphones peu importe la gravité des faits reprochés . Pire, l’avocat général montre une certaine naïveté lorsqu’il se contente de renvoyer à un contrôle au cas par cas de la nécessité d’exploiter un téléphone : on sait très bien que ces mécanismes de contrôles ne fonctionnent pas, par exemple en matière de vidéosurveillance où les préfets sont censés en théorie contrôler les autorisations alors qu’en pratique leur déploiement est massif.

Cette affaire est pourtant l’occasion pour la CJUE, en s’inspirant de sa jurisprudence sur les données de connexion, de poser un cadre exigeant, en limitant au strict nécessaire l’accès à des données qui, étant donné le rôle d’un téléphone aujourd’hui qui devient presque un avatar numérique, révèlent nécessairement l’intimité des personnes. Gageons qu’elle ne suivra pas son avocat général et qu’elle ne cédera pas aux appels des États membres à donner plus de pouvoirs à la police.

En pratique, atteintes à la vie privée et « confiscations sanctions » à Paris

En attendant, côté manifestant·es, le code de déverrouillage du téléphone est quasi systématiquement demandé lors des GAV et il n’est pas rare que les OPJ brandissent la menace d’une mise sous scellé de l’appareil pour une tentative d’exploitation qui mettra des mois ou n’aboutira jamais.

En pratique, de nombreux commissariats se sont vus doter ces dernières années de dispositifs d’aspiration des données d’un téléphone : Cellebrite, société informatique israélienne, a ainsi commercialisé des UFED (pour Universal Forensics Extraction Device, ou « kiosk »), petits dispositifs qui se branchent par USB sur un téléphone pour en copier le contenu. Cellebrite annonce que leur technologie est capable de contourner le chiffrement d’un téléphone. En pratique, on est bien loin du compte et ces kiosks semblent surtout utiles pour copier les données auxquelles le ou la propriétaire du téléphone a donné accès. 

Ainsi, lorsqu’une personne déverrouille son téléphone, seront utilisées pour la procédure toutes les informations que les policiers pourront trouver : messages dans des applications de messagerie (du type Signal, Telegram, WhatsApp, Messenger, etc.), photos, vidéos, identifiants et contenus de réseaux sociaux, messages SMS, etc. Et la liste n’est pas exhaustive. Des photos et des extraits de conversations pourront alimenter un profil à charge, motiver des peines d’interdiction de manifester ou ouvrir la voie à des poursuites pour d’autres faits. On est déjà bien loin de l’enquête sur des faits de préparation ou de facilitation d’un délit grâce à un téléphone, tel que le prévoit la loi. 

En effet, alors que l’exploitation d’un téléphone n’est en théorie possible que lorsqu’un faisceau d’indices montre qu’il aurait servi à commettre une infraction, en pratique cette condition n’est pas réellement respectée dans les commissariats : la présomption est généralisée et toute personne en GAV verra sont téléphone exploité sans qu’aucun indice ne démontre qu’il aurait servi à préparer ou commettre un délit. Coline Bouillon, avocate au barreau de Créteil ayant participé au dépôt de plainte collectif pour gardes à vue arbitraires, nous a confirmé cette pratique : « Le recours à ce procédé hautement intrusif est devenu monnaie courante, et ce même dans les cas où l’infraction poursuivie ne peut être établie par le contenu d’un téléphone. Bien souvent, les services de police font face à des dossiers vides qu’ils essaient de nourrir par l’exploitation du téléphone de la personne gardée à vue. » Elle pointe aussi l’objectif de renseignement inhérent à la demande de consultation du téléphone : « Cette infraction sert autant à condamner des militants qu’à nourrir des fichiers de police ». Les contacts contenus dans les téléphones pourraient ainsi servir à tracer des arborescences d’un milieu militant (le graphe social), toujours intéressantes pour le renseignement.

Dans le paysage français, le parquet de Paris semble particulièrement zélé. Actuellement, en cas de refus de communiquer les codes, deux procédures sont utilisées aux fins de confiscation des appareils : le classement pénal sous conditions, et l’avertissement pénal probatoire (le cousin éloigné du défunt « rappel à la loi ») par lesquels il est demandé aux personnes de « se déssaisir de leur téléphone au profit de l’Etat». Jusqu’à l’absurde, puisqu’un manifestant a récemment reçu un avertissement pénal probatoire pour avoir refusé de donner le code d’un téléphone… qu’il ne possédait pas.

Le procureur peut également demander à l’audience la confiscation du téléphone en cas de refus de communication du code de déverrouillage (voir ce compte-rendu d’audience du procès de Camille, libraire). Autant de confiscations à la limite du droit : à Paris, plusieurs personnes se sont par exemple vues saisir leur téléphone professionnel dans le cadre d’arrestations arbitraires. Coline Bouillon alerte sur ces « confiscations sanctions” quasi systématiques » et souligne le fait que la justice décide parfois de poursuivre des personnes uniquement pour le refus de donner son code de téléphone, alors même que l’infraction initiale qui a justifié le placement en garde à vue est tombée.

Nous avons également recueilli le témoignage d’un manifestant qui, à l’occasion d’un piquet de grève d’éboueurs à Aubervilliers, le 31 mars dernier, a été obligé, de même que toutes les personnes présentes, à donner aux policiers, non seulement son identité, mais également accès à son téléphone portable pour que les fonctionnaires récupèrent le numéro IMEI (l’identifiant physique du téléphone, consultable en tapant *#06#). Ces pratiques hors de tout cadre légal suscitent de nombreuses questions : les données prélevées sont-elles stockées quelque part? Quel(s) fichier(s) contribuent-elles à enrichir? Qui y a accès? En 2019, déjà, Le Monde avait documenté une pratique similaire à l’occasion des mouvements de Gilets Jaunes, cette fois-ci par la prise en photo des cartes d’identité des manifestant·es.

Ces pratiques sont le reflet d’une politique pénale du parquet pour le moins agressive à l’encontre des personnes gardées à vue : à la privation de liberté qui s’apparente déjà à une sanction s’ajoute la confiscation du téléphone. Il s’agit clairement d’un dévoiement des textes existants, qui s’inscrit dans une politique générale plus large, à la fois de collecte de renseignements mais aussi de dissuasion des manifestant·es.

Cet état des lieux des pratiques policières et de la protection peu cohérente qui a été accordée par la jurisprudence n’est guère réjouissant. Face à ces pratiques abusives, la meilleure protection des données à ce jour semble encore de ne pas emmener son téléphone en manifestation. Des brochures et guides fleurissent également pour protéger au mieux ses données et informations en contexte militant et la legal team de Paris avait par exemple, en mai 2021, publié un article conséquent à ce sujet et proposé des conseils toujours pertinents. Enfin, certaines applications, comme Wasted ou Duress, permettent de configurer son téléphone pour effectuer un effacement de données en urgence, en activant une appli factice, en tapant un code spécifique ou simplement en réaction à la connexion d’un cable USB au téléphone alors qu’il est verrouillé.

Quoiqu’il en soit, la lutte pour la protection des données n’est pas terminée et le refus de dévoiler son code de téléphone est un choix qui se plaide dans les tribunaux.

References

References
1 loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne
2 Marylise Lebranchu, Sénat, séance du 17 octobre 2001, citée dans le commentaire autorisé de la décision du Conseil constitutionnel sur ces dispositions..
3 Pour mémoire, un OPJ est habilité à différents actes de procédure et d’enquête et décide notamment du placement en garde à vue : il se distingue en ce sens d’un agent de police judiciaire (APJ), qui lui n’a pas le droit de vous demander votre code de téléphone.
4 Affaire C-548/21, Bezirkshauptmannschaft Landeck

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